Je parle de la mémoire avec laquelle Soljenitsyne a su résister au goulag. Sans crayon ni papier, il se répétait chaque matin, pour ne pas les oublier, les textes qu’il rédigeait, sous forme de poèmes, plus faciles à mémoriser que la prose. La limite du genre était qu’au fur et à mesure qu’il composait, il lui fallait de plus en plus de temps pour réciter  à voix intérieure. Il finit par y consacrer toutes ses journées. A sa sortie du goulag en 1953 (le 5 mars, jour de la mort de Staline), après huit ans de détention, il se mit à enterrer dans les jardins de ses amis des feuilles de papier couvertes de son écriture, en attendant de pouvoir les faire passer à l’étranger.

La mémoire est cette impalpable entité que seuls l’âge ou la maladie peuvent nous voler mais que les tortionnaires, dans leur rigidité, ne sauraient  voir comme un instrument de résilience. L'éthique personnelle a des ressources insoupçonnées. C’est une culture intime, identitaire, comme une fidélité à soi-même, pour soi encore plus que contre l’autre. Une chaîne de mots contre les chaînes. Une conscience qui n'a pas besoin de se dire pour dire non.