Le passage
Par le gardien le samedi 20 août 2005, 00:36 - Versimots - Lien permanent
Je pourrais appeler, mais qui m'entendrait ? Aucun téléphone, portable ou filaire, ne me permettrait de réclamer du secours car je n'ai pas de voix. Je suis un pur esprit.
La nuit passera vite si, grâce à la littérature, j'arrive à oublier de me plaindre. Que m'importe d'être seul ? Je ne suis pas enfermé dans une boucherie dont j'aurais mal supporté la propreté factice. Ici, au moins, je peux, au petit bonheur des livres, apprivoiser le monde, découvrir une autre réalité que la mienne, soulever discrètement le voile de l'absolu. Vais-je m'attaquer à Molière, Voltaire, Hugo ou Eric-Emmanuel Schmitt ? Dévorer un dictionnaire ? Commencer par un livre sur la musique celtique ? Une bande dessinée pour adulte ? Une chose est sûre, je ne toucherai pas à la philosophie.
J'ai trouvé: Jacques Prévert. Paroles. J'aurais dû le lire depuis longtemps.
Peindre d'abord une cage
avec une porte ouverte
peindre ensuite
quelque chose de joli
quelque chose de simple
quelque chose de beau
quelque chose d'utile
pour l'oiseau
placer ensuite la toile contre un arbre
dans un jardin
dans un bois
ou dans une forêt
se cacher derrière l'arbre
sans rien dire
sans bouger...
J'aime les oiseaux. Si ça avait été possible je les aurais inventés. Mais pourquoi une cage ? Un oiseau a droit à la plénitude de son vol.
Parfois l'oiseau arrive vite
mais il peut aussi bien mettre de longues années
avant de se décider
Il a raison. Il se méfie. J'aurais dû en faire autant.
Ne pas se décourager
attendre
attendre s'il faut pendant des années
la vitesse ou la lenteur de l'arrivée de l'oiseau
n'ayant aucun rapport
avec la réussite du tableau
Ma cage ressemble à celle de l'oiseau. Sauf qu'elle est lourde de tous les rêves humains. Elle m'attendait au fond du passage.
Quand l'oiseau arrive
s'il arrive
observer le plus profond silence
attendre que l'oiseau entre dans la cage
et quand il est entré
fermer doucement la porte avec le pinceau
puis
effacer un à un tous les barreaux
en ayant soin de ne toucher aucune des plumes de l'oiseau
Cet oiseau, c'est un peu comme le savoir. Il arrive quand il veut, il part si on l'effarouche et il faut apprendre à l'oublier lorsqu'on veut en faire son complice.
Faire ensuite le portrait de l'arbre
en choisissant la plus belle de ses branches
pour l'oiseau
peindre aussi le vert feuillage et la fraîcheur du vent
la poussière du soleil
et le bruit des bêtes de l'herbe dans la chaleur de l'été
et puis attendre que l'oiseau se décide à chanter
Prévert n'est pas seulement un scénariste pour sortie de guerre mais surtout un poète à l'épreuve des âges. Son oiseau, c'est un peu moi. Si je pouvais chanter je choisirais d'ailleurs un nom italien: Farinelli … Pavarotti… Toto Cutugno… Plutôt Paolo Conte. Ça sonne bien.
Si l'oiseau ne chante pas
c'est mauvais signe
signe que le tableau est mauvais
mais s'il chante c'est bon signe
signe que vous pouvez signer
J'entends chanter l'oiseau. Prévert, il faut que je te rencontre. Je te montrerai le silence. Je te ferai entendre les couleurs. Je t'apprendrai à lancer tes mots aux quatre coins de l'univers.
Alors vous arrachez tout doucement une des plumes de l'oiseau et vous écrivez votre nom dans un coin du tableau.
Que dois-je écrire ? C'est difficile de signer quand on n'a pas de nom. Après tout je ne suis qu'une ombre. Un être sans forme ni atomes, né du projet numérique de Dandylan, le photographe du passage Ponceau. Ma mission est de l'aider à voir, à cadrer la réalité jusque dans ses dimensions cachées. Dan, je te laisse à tes images. Si un jour tu as besoin de moi, mets dans ta vitrine une photo de coquelicot. Je comprendrai. Je t'apporterai des nouvelles de la lumière et de Prévert.
Mes pensées sont en décalage. Elles vont bientôt s'arrêter. D'un simple mouvement de paupières voici que je quitte la librairie, le passage et ma douleur. Il n'y a plus de grille. Je remonte dans mes étoiles. Rassure-toi, Dan. Le petit matin se lèvera tout aussi bien sans moi.
Commentaires
J'ai commencé à lire en me disant que ça me rappelait quelque chose...
Et puis Prévert, c'était bien aussi.
Enfin, j'ai compris.
Mais le mystère reste entier : comment le Garde a-t-il découvert le nom du Passage ? L'a-t-il cherché ou le connaissait-il ? Je ne demande aucune réponse. Je préfère croire qu'il l'a rêvé.
Merci pour cette belle histoire.
je sais exactement ce que ditPrévert car chaque fois que je brosse une toile j'attend, parfois longtemps, qu'elle commence à chanter! alors je peux la signer;
merci pour ces beaux textes que m'enchantent jusqu'au fond de mon atelier.
JO
Merci, Jacques Oudot, pour ces quelques mots. Tu aurais dû ajouter un lien vers ton site. Je le fais pour toi car j'aime depuis longtemps ton témoignage pictural.
En lisant vos mots, l'oiseau est revenu, comme la première fois, pour me faire un clin d'oeil, pour me dire que c'était possible si je le voulais vraiment, et que lorsque j'aurai réussi il chanterait pour moi le plus beau chant du monde, celui de l'Amour, de l'Espoir, de l'Avenir, celui de la communion, de l'harmonie avec les êtres la Nature, la Vie.
Merci.
Le chant du possible.
j ai vu des bateaux, des fleurs, des rois
des matins si beaux, j en ai cueuilli parfois
en passant.....
JEAN JACQUES GOLDMAN
Quartier libre
J'ai mis mon képi dans la cage
et je suis sorti avec l'oiseau sur la tête
Alors
on ne salue plus
a demandé le commandant
Non
on ne salue plus
a répondu l'oiseau
Ah bon
excusez moi je croyais qu'on saluait
a dit le commandant
Vous êtes tout excusé tout le monde peut
se tromper
a dit l'oiseau.
Jacques Prévert, Paroles
Le chat et l'oiseau (Jacques Prévert)
Un village écoute désolé
Le chant d'un oiseau blessé
C'est le seul oiseau du village
Et c'est le seul chat du village
Qui l'a à moitié dévoré
Et l'oiseau cesse de chanter
Le chat cesse de ronronner
Et de se lécher le museau
Et le village fait à l'oiseau
De merveilleuses funérailles
Et le chat qui est invité
Marche derrière le petit cercueil de paille
Où l'oiseau mort est allongé
Porté par une petite fille
Qui n'arrête pas de pleurer
Si j'avais su que cela te fasse tant de peine
Lui dit le chat
Je l'aurais mangé tout entier
Et puis je t'aurais raconté
Que je l'avais vu s'envoler
S'envoler jusqu'au bout du monde
Là-bas où c'est tellement loin
Que jamais on en revient
Tu aurais eu moins de chagrin
Simplement de la tristesse et des regrets
Il ne faut jamais faire les choses à moitié.
Est-ce convexe ou concave? C'est parfois une question de point de vue. C'est pourquoi je préfère adhérer à l'idée qu'une cage soit aussi "une enceinte protégeant des nuisances extérieures".
À une passante.
Pourquoi le chant du possible ?Par convention ? Sortez donc des sentiers battus,les limites sont faites pour etre repoussées par les justes;la voix de l'impossible s'amenuise et sa mélodie scintille à éclairer les voies de l'homme.