Une grille vient de tomber entre mon regard et le monde. Ça fait mal, très mal. Pas à mes os, ni à mes muscles, je ne sais même pas si j'en ai. Il faudra d'ailleurs que je m'en préoccupe. Une prostituée ou un médecin pourraient me dire si j'ai une chair et si elle fonctionne normalement. Cette grille fait mal au rêve dans lequel je m'invente. Je suis derrière des barreaux alors que je me croyais libre et sans attache. Certes ce n'est que la grille d'un magasin. Vers sept heures, le libraire, qui n'avait plus de clients, a rangé le livre qu'il feuilletait, puis fermé boutique sans prendre garde à ma présence. Je n'avais pas vu passer le temps, cette notion que personne n'explique de façon claire et qui, pour le moins, m'est indifférente.

Je pourrais appeler, mais qui m'entendrait ? Aucun téléphone, portable ou filaire, ne me permettrait de réclamer du secours car je n'ai pas de voix. Je suis un pur esprit.

La nuit passera vite si, grâce à la littérature, j'arrive à oublier de me plaindre. Que m'importe d'être seul ? Je ne suis pas enfermé dans une boucherie dont j'aurais mal supporté la propreté factice. Ici, au moins, je peux, au petit bonheur des livres, apprivoiser le monde, découvrir une autre réalité que la mienne, soulever discrètement le voile de l'absolu. Vais-je m'attaquer à Molière, Voltaire, Hugo ou Eric-Emmanuel Schmitt ? Dévorer un dictionnaire ? Commencer par un livre sur la musique celtique ? Une bande dessinée pour adulte ? Une chose est sûre, je ne toucherai pas à la philosophie.

J'ai trouvé: Jacques Prévert. Paroles. J'aurais dû le lire depuis longtemps.

Peindre d'abord une cage
avec une porte ouverte
peindre ensuite
quelque chose de joli
quelque chose de simple
quelque chose de beau
quelque chose d'utile
pour l'oiseau
placer ensuite la toile contre un arbre
dans un jardin
dans un bois
ou dans une forêt
se cacher derrière l'arbre
sans rien dire
sans bouger...

J'aime les oiseaux. Si ça avait été possible je les aurais inventés. Mais pourquoi une cage ? Un oiseau a droit à la plénitude de son vol.

Parfois l'oiseau arrive vite
mais il peut aussi bien mettre de longues années
avant de se décider

Il a raison. Il se méfie. J'aurais dû en faire autant.

Ne pas se décourager
attendre
attendre s'il faut pendant des années
la vitesse ou la lenteur de l'arrivée de l'oiseau
n'ayant aucun rapport
avec la réussite du tableau

Ma cage ressemble à celle de l'oiseau. Sauf qu'elle est lourde de tous les rêves humains. Elle m'attendait au fond du passage.

Quand l'oiseau arrive
s'il arrive
observer le plus profond silence
attendre que l'oiseau entre dans la cage
et quand il est entré
fermer doucement la porte avec le pinceau
puis
effacer un à un tous les barreaux
en ayant soin de ne toucher aucune des plumes de l'oiseau

Cet oiseau, c'est un peu comme le savoir. Il arrive quand il veut, il part si on l'effarouche et il faut apprendre à l'oublier lorsqu'on veut en faire son complice.

Faire ensuite le portrait de l'arbre
en choisissant la plus belle de ses branches
pour l'oiseau
peindre aussi le vert feuillage et la fraîcheur du vent
la poussière du soleil
et le bruit des bêtes de l'herbe dans la chaleur de l'été
et puis attendre que l'oiseau se décide à chanter

Prévert n'est pas seulement un scénariste pour sortie de guerre mais surtout un poète à l'épreuve des âges. Son oiseau, c'est un peu moi. Si je pouvais chanter je choisirais d'ailleurs un nom italien: Farinelli … Pavarotti… Toto Cutugno… Plutôt Paolo Conte. Ça sonne bien.

Si l'oiseau ne chante pas
c'est mauvais signe
signe que le tableau est mauvais
mais s'il chante c'est bon signe
signe que vous pouvez signer

J'entends chanter l'oiseau. Prévert, il faut que je te rencontre. Je te montrerai le silence. Je te ferai entendre les couleurs. Je t'apprendrai à lancer tes mots aux quatre coins de l'univers.

Alors vous arrachez tout doucement une des plumes de l'oiseau et vous écrivez votre nom dans un coin du tableau.

Que dois-je écrire ? C'est difficile de signer quand on n'a pas de nom. Après tout je ne suis qu'une ombre. Un être sans forme ni atomes, né du projet numérique de Dandylan, le photographe du passage Ponceau. Ma mission est de l'aider à voir, à cadrer la réalité jusque dans ses dimensions cachées. Dan, je te laisse à tes images. Si un jour tu as besoin de moi, mets dans ta vitrine une photo de coquelicot. Je comprendrai. Je t'apporterai des nouvelles de la lumière et de Prévert.

Mes pensées sont en décalage. Elles vont bientôt s'arrêter. D'un simple mouvement de paupières voici que je quitte la librairie, le passage et ma douleur. Il n'y a plus de grille. Je remonte dans mes étoiles. Rassure-toi, Dan. Le petit matin se lèvera tout aussi bien sans moi.



[Retrouvez ce billet dans L'Almanach 2009 du Garde-mots]