La cousinade
Par le gardien le lundi 12 novembre 2007, 00:00 - Gardimots - Lien permanent
Sans vouloir l'épuration des mœurs, on peut souhaiter une certaine retenue dans la fréquence coïtale. Assortie d'une justification laconique, d'une argumentation assouplie, loin de tout houspillage, elle est parfois propice au dialogue. Il me souvient de la balourdise mêlée de rondeur anomique et de rougeur éclatante dont faisait preuve mon ami Praetorius, ancien professeur des écoles devenu paysan, quand il me parlait de ses aventures extraconjugales. Le bar où nous nous retrouvions avec ponctualité le samedi soir n'était pas assez grand pour contenir ses confidences. Heureusement, il s'engouait au sept ou huitième pastis et rentrait chez lui avant la syncope, en empruntant les chemins cailloutés de l'Ardèche profonde. Il habitait au lieudit l'Abeillou, près du fameux tumulus proto-historique. Sa compagne était une majorquine à l'accent rocailleux, au regard traînant, qu'il trompait "à la royale et pour de bonnes raisons", selon son expression favorite. Sa vie de couple continuait malgré tout, entretenue par une jalousie réciproque et des échanges sporadiques. D'une voix soupirante Joaquine insultait Praetorius quand il rentrait à la maison un peu tard, ce qui lui permettait de se soustraire à des ébats approximatifs. Il rétorquait qu'elle était froide, se mettait à vasouiller une quelconque grivoiserie de bas niveau puis tombait dans un sommeil réparateur et souverain qui lui permettrait, le lendemain, de nouvelles escapades.
Les travaux des champs drainaient le plus clair de leur énergie. La gaudriole buissonnante, dans le couple, c'était l'instant organique, imprévisible, qui surgissait de l'ombre comme un animal traqué. On aurait dit des enfants en vadrouille ou des humanoïdes à la recherche de leur propre vérité. On les entendait parfois gazouiller dans la houssaie et le ciel se réjouissait de cette entente stochastique. L'amour venait de surcroît, au hasard des réconciliations, puis il s'émoussait sans laisser de souvenir. Ils se foutaient de tout sauf de leurs querelles et de leur récolte de blé.
Leur maison était des plus curieuses. Elle avait la forme d'un bateau renversé, comme si un voilier des mers australes était venu finir sa houaiche près de la rouvraie et se retourner pour toujours au mouillage, en attendant la venue d'un matelot qui la touerait en direction du large. L'arrière était arrondi et l'avant pointu comme un coupeur de vent avant la tempête. II n'y avait pas de gouvernail, et c'est ce qui, par une symbolique chère à Praetorius, expliquait les hauts et les bas de ce couple finalement plus solide qu'il n'y paraissait.
Joaquine n'avait plus ses menstruations depuis la dernière éclipse de lune. Peut-être même ne s'était-elle jamais aperçue, dans sa jeunesse, qu'elle aurait pu devenir mère. Tout ce qu'elle savait c'était que la roublardise de Praetorius était aussi démesurée que le nombre de ses maîtresses. Elle avait décidé une fois pour toutes qu'elle se vouerait aux soins du ménage et qu'elle ne bougerait pas le moindre sourcil quand il rentrerait tard en état de sustentation plus qu'improbable. Il roulerait sous la table sans recevoir le moindre secours. Elle vivait son quotidien d'intouchable sans jamais poser de questions. Elle menait les vaches à l'abreuvoir, éboutait les branches de pin maritime pour en faire des palissades, entourait les fleurs de son jardin de soins attentifs – surtout les pulmonaires qu'elle affectionnait particulièrement – et préparait la tambouille aussi bien qu'elle le pouvait en attendant le retour de Praetorius. Sa cuisine était bourrative mais saine. Ses plats de bataille se révélaient plutôt euphorisants : agneau à la sauce farigoule, favouilles saisies dans l'huile bouillante, dindonneau farci à la Lourdaise, andouille de Touraine, cagouilles sautées, artichauts en barigoule, langoustines en colère, panouilles grillées, nougatine à l'orange. Elle n'aimait pas spécialement ces plats d'une grande valeur calorique mais elle trouvait que leurs couleurs riches et variées donnaient à sa maison un air de fête. Quand elle devenait nostalgique elle pleurait un bon coup dans sa souillarde et retournait au travail le cœur libéré. Elle savait qu'elle courberait toujours l’échine pour mieux rebondir. Elle moulerait ses gâteaux, rentrerait les foins, bouserait l’étable, en même temps qu'elle louerait la providence pour sa générosité. Comme presque tous les soirs elle souperait sans son mari en regardant obstinément sa toile cirée, et c'était bien comme ça qu'elle entendait finir sa vie. Il n'était pas question de forcer sur l'acide ascorbique pour combattre au petit matin la fatigue d’une nuit d’amour. Elle s'écroulait toujours de sommeil avant qu’une exigence particulière ne fut émise. C'était une technique comme une autre qui lui permettait d'oublier ses tracas journaliers.
Quand Praetorius était un peu trop entreprenant elle déjouait avec un plaisir inavoué sa stratégie amoureuse. Elle glissait dans sa nourriture un peu d'écorce de bourdaine et attendait, dans le silence de la nuit, le bruit des flatuosités qu'il ne tardait pas à émettre en dormant. Il se réveillait en colère, se ruait aux cagouinces, comme il disait, en bredouillant quelque grossièreté malsonnante lorsqu'il heurtait dans le noir l'andouiller accroché au mur. Joaquine savourait en secret le fait qu'il eût succombé au péché de gourmandise. Elle se laissait traiter de sagouine avec un rien de jouissance et une bonne dose d'exultation. Elle étouffait parfois un rire du plat de sa main. De son côté il n'était pas dupe de la manœuvre. Il savait très bien à qui il devait cette mauvaise surprise. En tout cas il la laissait tranquille cette nuit là et, pendant les quelques jours qui suivaient, il restait à la maison sans penser à courir la prétentaine. Elle rejouait au petit jour son rôle de conjointe collaboratrice rurale en faisant mine de ne s'être aperçue de rien. Il ne se douterait jamais de la ruse, du moins en était-elle convaincue. Son affection pour Praetorius s'éboulait régulièrement mais elle savait où était son intérêt et gardait toujours assez de sang froid pour se donner, à ses propres yeux, des attitudes de femme fidèle et attentionnée.
Vint le jour où ils organisèrent une cousinade. Cet événement fut une réussite sur le plan de la participation et de l'animation mais leur couple n'y résista pas. Praetorius était le descendant d'une famille très nombreuse qu'il faisait remonter à son arrière-grand-père Laurentino. C'est lui qui avait construit la maison de ses propres mains. Venu en sabots de Roumanie, il s'était engagé dans la marine comme chaloupier puis avait été douanier du côté de Trinidad-et-Tobago. Il avait gardé de sa jeunesse aventureuse l'envie de repartir un jour mais il n'avait jamais réussi à se décider. C'est peut-être pourquoi ses nombreux enfants avaient essaimé à travers le monde. Bref, pour leur cousinade, Praetorius et Joaquine accueillirent 407 personnes qui avaient entendu parler les unes des autres sans vraiment se connaître. Il en était venu de partout : de Salonique, de Slovaquie, du Mozambique, des Malouines, d'Arabie saoudite, d'Afrique subtropicale, de Mandchourie et même de Ouistreham. Cette fête drolatique et grouillante permit de réunir un avionneur, deux aumôniers, un ancien joueur de saxo à la babouine pendante, le président de la Ligue des contribuables, un chiropracteur pour animaux de compagnie installé rue des Saussaies, un arsouille en rupture de ban, un candidat à la députation qui soutenait la cause des comiques repentis, une journaliste très polie, un professeur de botanique spécialiste des scrofulaires aquicoles, un ancien moutardier de réputation internationale, un manouvrier qui énouait les tissus les plus rebelles avec un air d'artisan satisfait, une douzaine de jeunes auboises qu'on pouvait voir glandouiller au soleil comme si elles attendaient la morsure des ultraviolets, un fouacier aux mensurations impressionnantes, une maquignonne amoureuse de ses chevaux, un marchand de mosaïque, un cambrioleur romantique admirateur de Bakounine, un couple d'anciens poujadistes en patrouille, un fabricant d'embauchoirs et de soliveaux, un compositeur de musique rhapsodique, un étudiant en économie portuaire, un champion de moulinage artistique, un médecin spécialiste de l'uropathie rétrograde et même un tonton iacoute qui avait servi dans le corps consulaire de son pays avant de lancer une affaire de publipostage. Ce petit monde renouait avec le réseau de la mémoire et s'amusait à saucissonner en chœur pour le plaisir d'avoir des nouvelles fraîches de la diaspora familiale.
Des petits groupes se formaient. On sortait les organiseurs pour échanger des adresses. Ceux de Sartrouville fraternisaient avec les cousins de Rambouillet. Une algonquine et une jeune audoise cherchaient à savoir par quel lien introuvable elles appartenaient à cette famille Fenouillard du silo à blé. Un fauconnier grassouillet, originaire de Forcalquier, s'amusait, avec son laguiole au guillochage festonné, à sculpter la maison de Praetorius dans un bouchon de champagne. Il en profita pour annoncer à la cantonade qu’il épousait une gentille fille la semaine suivante et qu'il y aurait une oursinade monstre.
C'est alors que Praetorius, d'après ce qu'il m'a raconté, donna à la fête un tour imprévu. Il avait repéré, dans la foule des invités, une petite cousine assez plaisante quoiqu'un peu trouillarde. Il voulut faire le joli cœur et peut-être plus si les circonstances se montraient favorables mais au moment où il allait lui adresser la parole il glissa lourdement dans la gadouille. Lui qui cherchait des mots grandiloquents, des tournures susceptibles d'impressionner la jeune fille, ne trouva que des expressions argotiques, à la limite du communicable, pour exprimer sa peur et son dépit. Il lâcha, en même temps une éructation, des sonorités habituellement réservées à l'intimité du pantalon, et quelques phrases qu’il serait malséant de cautionner. Pour finir il s'évanouit, et les cousins les plus proches crurent qu'il allait mourir. Mais il en fallait plus pour abattre ce vieux dinosaure à la gouaille bien établie. Quand il ouvrit les yeux, pris d'une loquacité soudaine, il fut encore plus prolixe que d'habitude :
- Nom d'un petit bonhomme à roulettes. Qui est-ce qui a mis de la boue par ici ? Au lieu de me regarder comme des ouarines au fond de la jungle brésilienne, vous feriez mieux de m'aider. Y'aurait pas un parfumeur anosmique pour me tirer de là ? Vous êtes en état d'aboulie, ou quoi ?
L'oncle Jacques, le fabricant de calorifuges, se précipita.
- Non pas toi, t'as trop bu, protesta Praetorius.
Jacques, son frère bien aimé, de quatre ans son cadet, celui à qui il passait tout depuis l’enfance, même les méchancetés les plus abouties, le collectionneur de baïoques, l'éblouissant roi de la farfouille, le pourfendeur de l'obscurantisme des banlieues, le champion de l'ordinateur conceptuel… Si ce frère chéri ne trouvait pas grâce à ses yeux, il y avait du mouron à se faire et pas seulement pour les petits oiseaux.
Praetorius, en état de rubéfaction avancée, s'embouait en proférant des menaces susceptibles de semer la perturbation parmi les invités :
- Vous êtes tous des adeptes de l'attention roupillante, des fanatiques de la pensée coulissante, des empêchés du secours cathodique, des oligarques déjantés, des Jacouille la fripouille du génie familial. Je veux que vous avouiez une chose, bande d'échappés de crématorium, de condamnés à la putréfaction éternelle... Vous êtes venus pour parler des ancêtres prostatiques ou mâchouiller de la charcuterie en attendant mon inhumation ? Au lieu de me regarder tels des gougnafiers aux yeux globulaires, vous feriez mieux de m'aider à sortir de mon jus. Attendez que j'y arrive. Je vous boulerai la cage thoracique et autre cibles émouvantes. J’ai tout ce qu’il faut dans mon cartouchier. Promis, je ne vous louperai pas. Si nécessaire, je vous couperai le panache érectile, je vous foulerai au pied comme des envoyés du diable, je vous écraserai comme des bigorneaux sudoripares et je vous achèverai à l'ébauchoir. Rassurez-vous, votre cérémonie mortuaire vaudra le déplacement. Je ferai de vous des reliques de luxe et je vous rangerai par ordre de taille dans mon ossuaire privé. Je serai votre Raspoutine, celui pour qui les jours raccourcissent plus vite que vos nuits. Vous ne le savez peut-être pas mais c'est chez moi que les rats viennent se fournir en reconstituants humains. L'exhumation sera sanglante. Vous voulez un sous-titrage ou vous me croyez sur parole ? En tout cas partez avant que je ne craque, c'est tout ce que je vous demande...
À chaque invective le silence devenait plus solide. Il ajouta, en proie à une insurmontable colère, avec des efforts improductifs pour se relever et en cherchant du regard les éventuels contradicteurs :
- Vous n'allez pas vous en tirer comme ça. Je vous promets du sport, de la manutention de neveux à coup de pieds bien centrés, des tuméfactions aux endroits les plus délicats. Vous avez les portugaises ensablées, ou quoi ? Dès que je serai debout je jouerai à vous fouailler la bedaine. Je vous dorloterai au gaz carbonique. Je vous saoulerai d'insanités gauloises, je vous bouterai le cervelet hors du crâne et j'y goûterai avec joie, je vous nouerai l'aiguillette, je vous couderai le bec hurleur, je vous coulerai du plomb dans l'outillage parodique.
Tout le monde comprit qu'il avait forcé sur le vin à l'orange, le chardonnay, le bordeaux, le cognac et peut-être même la liqueur de pêche.
Un asticoteur saoudien fit une déclaration tonitruante. Le maître des lieux avait, disait-il, un débit de curé invocateur qui retrouve ses ouailles au beau milieu du purgatoire et les met au défi de réciter des versets coraniques. Il devrait renoncer à enseigner la parousie et la morale absolutive. Praetorius ne pouvait s'empêcher de jurer comme un camionneur pris de somnambulisme sur le pont du Bosphore. Il s'enrouait pour un rien et, à cause de sa voix couinante, ne parvenait plus à dominer la situation. Il secouait ses bras et ses jambes en un effort si désespéré qu'il finit par s'épuiser. Il échouait à reprendre ses esprits et l'attention générale se détournait de lui. Personne ne se dévouait pour l'aider. Il s'ébrouait avec de larges moulinets. Bientôt il s'embrouilla dans ses invectives et décida enfin de réagir.
Quand il put reconquérir la station verticale, c'était trop tard. Les 407 invités de cette partie de campagne atypique étaient en liesse. Une vague de rires contaminait les groupes au fur et à mesure que Praetorius évoluait dans le pré d'un pas très approximatif. Soudain il s'accrocha à un arbousier en insultant les cousins d'Armorique, se mit à bafouiller en traitant d'agnostiques celles et ceux qui se moquaient de lui puis, dans une attitude alourdie par le poids des ans, il fit mine de frotter ses vêtements imprégnés de boue. On aurait dit qu’il écobuait la planète à la recherche de l'engrais magique.
Joaquine contemplait d'un œil éteint la foule de ces inconnus plus ou moins parents entre eux qui riaient en regardant le vieux fou se dandiner avec l'embarras d'un pantin de foire. Il bouelait, comme disait une vaudoise, "... tel un carillonneur catholique avant le jugement dernier", sans avoir l'air de se soucier du qu'en-dira-t-on. La famille faisait maintenant un cercle autour de lui en se rapprochant dangereusement.
Tout rentra dans l'ordre quand un enfant de dix ans prononça cette phrase définitive et, somme toute, pleine de bon sens :
- Arrêtez de vous moquer de lui. C'est un être humain.
L'agitation narquoise s'apaisa avec la disparition du soleil. On commençait à plier bagage, en rentrant la tête dans les épaules. Certains se demandaient ce qu'ils faisaient dans cette Ardèche profonde où l'on pouvait être le témoin oculaire de drames si inattendus qu'un incident banal pouvait se transformer en spectacle réjouissant.
Une petite vieille rabougrie partit en pleurant. Nicolas Boileau, le roi de la magouille, un escroc international dont l'autorité était reconnue dans son domaine de prédilection, le trafic de diamants chromatiques, sonna l'heure de la retraite. Il ne volait jamais les pierres transparentes, dont il trouvait l'éclat un peu trop proche de la perfection. C'était pour lui comme un code d'honneur. Il préférait les diamants bleus, jaunes ou noirs, qu'il écoulait avec délectation auprès d'amateurs peu scrupuleux. Il leur donnait des noms bien à lui : Odalisque du mensonge, Violateur des consciences adoucies, Moineau voltaïque, pour ne citer que les trouvailles les plus imagées. Il ne jurait que par Cézanne, le chantre de la peinture couillarde, dont il s’inspirait pour ses compositions. Il avait été orpailleur dans le Yukon et depuis il œuvrait à sa manière pour l'éducation gemmologique des riches veuves susceptibles de liquider leur douaire à son profit sans devoir recourir à la régulation juratoire. Il rembourrait ses poches avec les dollars qu'elles lui octroyaient moyennant quelques pièces rares de sa collection et un peu de tendresse quand elles insistaient. Il leur parlait sans détour, comme un champion de poulailler qui couverait un gros collier d’ambre. Il avait eu quelque succès, dans l'après-midi, en se ventant de ses exploits et de ses dépenses somptuaires auprès d'une ancienne courtisane née sous les caroubiers de la Grande Canarie. Il dénouait ses chaussures à la poulaine en lui chantant un air de haute-contre. C'est ensemble qu'ils firent leur sortie dans un style ébouriffant, qui mêlait, en un déhanché harmonieux, la danse conjuratrice des indiens séminoles et le prosaïque pas de deux que les clowns empruntent au défilé militaire.
Le célèbre philosophe Prosper Roumanille, l'inoubliable auteur de "Scholastique de la récusation discourante" et de "Exhaustion de l'Ougartien consubstantiel", celui qu'on surnomme "le Nicomaque des temps dogmatiques", tenta en vain d'endiguer le mouvement, en se donnant des airs de rabibocheur en mission. Il hésitait entre le vocabulaire socratique et un saupoudrage quotientant en bonne et due forme. Finalement il se risqua à lâcher une simple copulative :
- En ma qualité de …
Dès les premiers mots quelqu’un le traita de raisonneur et il s’arrêta en pleine spéculation maçonnique, se doutant bien que, s’il insistait, la partie deviendrait injouable.
Le suivant à quitter les lieux fut un homme étrange qui prétendait, à la stupéfaction générale, être né le premier jour de l'humanité et qui pratiquait le principe de précaution en vivant nu. Il s'appelait Ourasie et arborait sur son visage mal rasé un poireau du plus bel effet. En revanche il ne sortait jamais de chez lui sans son formulaire portatif où les impressions harmoniques, supputations alogiques, opérations commutatives et autres citations aporiques se mêlaient aux projets de métempsychose et de chirurgie karmique. Il écrivait sous le boisseau des poèmes étourdissants, sans aucune expurgation, dans lesquels il vantait les mérites de la musique psalmodique. À n'en pas douter il était né dans un pandémonium libéral dont il avait gardé un tatouage en forme de croix ansée sur le bras gauche. Son passe-temps était la photographie au polariseur numérique. Il avait également écrit un très populaire traité sur la dépuration des dartreux et un autre, moins connu, sur l'ourdissage des fauteuils Louis XV et la manière dont il les étoupait. Les rires fusèrent quand il s'enfuit par la coudraie, en volant le fluviographe d'un ingénieur nommé Eupalinos. Celui-ci avait beau hurler à la forfaiture, rien n'y faisait. Comme on avait diagnostiqué chez lui une insuffisance aortique il mourut sur place en criant qu'il n'avait pas payé sa dernière note de gaz.
Cette péripétie fut suivie d'un silence monastique mais le répit ne dura qu'un instant. Bientôt la panique s'empara de ce petit monde outrancier. On vit des dames de bienfaisance s'échapper à la marsouine avec beaucoup d'agilité, des minettes souriantes rajuster leurs oripeaux en sortant de la boulaie, et même un oncle d'Ouzbékistan réclamer un billet de train pour la banquise. Il évoquait, dans l'indifférence générale, le bon vieux temps de la chasse à l’ours.
Praetorius, que tout le monde avait oublié mais qui n'était pas mort pour autant, reprit ses invectives. Il avait tellement bu qu'il se mit à parler comme un professeur d'Université. Il en était, en pleine surexcitation, à prêcher la guerre atomique et à prétendre en être le chef :
- Assujettissons la terre entière. Poursuivons le massacre jusqu'à la rendre azoïque et victorieuse. Le baroquisme ne triomphera pas, malgré son âge canonique. Il ne tutoiera pas les étoiles aux quatre coins du zodiaque avant longtemps. Achevons le brouillage spirituel, l'aquosité de la parole. Répandons sur le désert de la pensée une pluie mouillante et splendide.
L'heure était à la débandade. Chacun partait sans dire au revoir aux autres. Mon ami Praetorius me rejoignit au bar à la nuit tombée. Il me fit l'autopsie de cette journée inattendue en riant et en pleurant à la fois. Il ébouait avec rage l'extrémité ongulaire de ses doigts et je commençai à avoir pitié de lui. Comme je lui demandais des nouvelles de Joaquine il finit par m'avouer en gémissant qu'il avait tout inventé à cause de la patience avec laquelle j'écoutais ses histoires et qu'il était orphelin et célibataire.
Le rire est contagieux mais les pleurs sont insupportables, surtout celles des autres. Je prêtai une oreille distraite aux derniers mots de son histoire en me promettant de ne pas recommencer. Plus jamais je ne mettrais de pilule douteuse dans son pastis. La prochaine fois que je le retrouverai au café de la Barbouille je bourrerai ma pipe en silence et je regarderai la cime du séquoïa géant dans le jardin d'en face en prenant bien garde de ne pas demander des nouvelles de ses 407 cousins.
La nouvelle que vous venez de lire compte 407 mots (y compris le titre) comportant chacun les 5 voyelles aeiou (mais jamais deux fois la même dans un même mot). Il s'agit d'un panvocalisme, comme le fait remarquer untel. C'est donc le hasard de la linguistique qui a fourni l'intrigue et le ton car j’ai embarqué tous les mots qui correspondaient au principe que je m’étais imposé. Pour découvrir un mot que vous ne connaissez pas ou vous assurer facilement qu'un mot comporte bien les cinq voyelles règlementaires il vous suffit de passer votre pointeur sur ce mot sans cliquer.
L'Almanach 2010 du Garde-mots]
Commentaires
La nouvelle m'a plu, l'exercice de style séduite.
Bel exploit !
Merci pour l'expression "exercice de style", elle ne m'était pas venue à l'esprit. On peut parler aussi de contrainte littéraire. D'autres exemples sont le lipogramme et le palindrome.
Quelle trouvaille ! L'inspiration est inépuisable.
Plus c'est long et plus c'est bon ;)
Je n'ai pas choisi la longueur. J'ai utilisé tous les mots que je pouvais trouver, à quelques exceptions près. Par exemple: j'ai utilisé populaire, je n'allais pas employer un peu plus loin popularité ; il y avait aussi un ou deux imparfaits du subjonctifs, non pas difficile à placer mais qui auraient cassé le rythme ; je n'allais pas non plus conjuguer les verbes du genre "rétorquais", "rétorquait". Au delà des 407 mots retenus, il y a aussi ceux que je n'ai pas découverts.
Excellent ! Vraiment superbe !
Merci pour ce moment.
"Dionysiaque" est intéressant mais le "y" aurait brouillé mon schéma. Il faut savoir que le "y" est voyelle (dans yponomeute, par exemple) ou consonne (comme dans "yole").
Pfiuuu ! Ben dis donc, chapeau bas cher Gardien...
En plus j'avoue que ce soir j'ai appris plusieurs nouveaux mots !
Au milieu de la nuit et d'une grippe et bronchite interminables, je salue cette nouvelle qui, côté hommes, narre, avec de subtiles contraintes d'écriture, des "choses de la vie" que le pauvre Prosper Roumanille, manifestement disciple de Aristote, Saint Thomas d'Aquin, Cioran et Perec, ne pouvait conceptualiser. Et pour cause ! L'imagination le disputant à la raison devant moult pastagas, avec ses 407 mots-invités (4+0+7=11=1+1=2 en numérologie, c'est-à-dire le nombre du doute : dès qu'on est deux on doute et réciproquement - l'étymologie en ancien sanskrit étant commune à douter et à deux), et la femme "qui n'existe pas" (pour reprendre un mot de Lacan) - heureusement pour elle ! -, bref cette remarquable architecture fictionnelle séduit et entraîne la pensée dans un vagabondage qui est sa contrée en laquelle les certitudes doivent tomber leurs masques et accepter le défi du faux semblant sans faux fuyant.
J'écoutais (pour les 5 voyelles !) en lisant, le chromosome "y" en bandoulière !
Chapeau bas en effet !
Albin découvre et apprécie.
http://albertbin.blogspot.com/
T'es doué Gardien !
Par respect pour votre amusement, je me dois de relire votre prose, en effet je n'ai pas compris tous les mots et j'étais trop pressé de lire l'ensemble du texte si généreusement écrit. Aussi j'ai gentiment pesté quand j'ai lu suivant l'étoile, qu'il m'aurait suffi de passer le pointeur sur nombre de ces mots sans cliquer pour les comprendre.Je vous remercie pour cette astuce et vous laisse le soin de juger si votre
étoile étoile ne serait pas mieux au ciel.si étoile
J'ai placé volontairement à al fin l'annonce qu'on peut passer le pointeur sur les mots pour en connaître le sens. C'est une récompense pour ceux qui vont jusqu'au bout de la nouvelle, en quelque sorte un piège à lecteur. Certes il y a des mots savants mais, normalement, on doit comprendre le sens général de la phrase grâce au contexte. Si je comprends bien c'est ce que vous avez fait sinon vous auriez renoncé avant la découverte finale.
Que du bonheur!
Une lecture au premier degré fort réjouissante, puis la découverte de nouveaux mots, puis je découvre la contrainte littéraire, puis j'apprends par un commentaire que le "y" peut être une consonne
merci pour cette délicieuse lecture.