Le concubinage et le cocufiage ne diffèrent que
sur un point : le nombre des mensonges. L'essentiel, comme le prétend l'usage
contemporain, est de couchailler à droite et à
gauche sans se soucier de la conjugalité, de s'acoquiner avec les
créatures les plus fantasques jusqu'à en être satisfait ou repu. "Viens que je
te bouillave", déclare-t-on
aujourd'hui, sans autre forme de désir. Selon certaines règles non écrites, le
fornicateur doit
posséder une aptitude orgasmique à toute épreuve et, quand
la conversation s'y prête, affirmer à qui veut l'entendre qu'elle est, chez
lui, régulièrement assouvie. À chaque partenaire une nouvelle chatouille, une
papouille inédite, une gratouille éprouvée, un trait
émoustillant. Il faut, à tout moment,
inventer des caresses modulaires. Celui
qui se livre sans retenue à la dégustation orgiaque,
au coquinage
branchouillé, à l'amour souterrain, fait
l'admiration de ceux qui se vantent autant que lui. Certains connaisseurs
optent pour l'émulation
chaotique, d'autres pour des soulignages formels et convenus. Ils
sont capables de pratiquer l'urolagnie à
droite et le fétichisme à gauche puis de rentrer innocemment chez eux tels des
boucaniers
en maraude, après avoir écumé les soirées coûteuses et croustillantes des aoûtiens en mal
de supplément copulatoire. Sur le chemin du retour, ils affouillent dans le
silence ouatiné de
leur mémoire les images de dénudation qu'ils ont arrachées à la fournaise libertine.
Ils reviennent en toute couardise au logis un instant délaissé avec le
sourire épanoui des gargouilles
pendant l'orage. Ils préparent en chemin des arguments sans consistance qu'ils
débitent d'une voix assourdie, démontrant ainsi qu'ils ne sont pas vraiment
passés maîtres dans l'art de la persuasion.
Sans vouloir l'épuration des mœurs, on peut
souhaiter une
certaine retenue dans la fréquence coïtale. Assortie d'une justification
laconique,
d'une argumentation assouplie, loin de tout houspillage,
elle est parfois propice au dialogue. Il me souvient de la
balourdise mêlée de rondeur anomique et de rougeur
éclatante dont faisait preuve mon ami Praetorius,
ancien professeur des écoles devenu paysan, quand il me parlait de ses
aventures extraconjugales. Le bar où nous nous retrouvions avec ponctualité le samedi soir
n'était pas assez grand pour contenir ses confidences. Heureusement, il
s'engouait au sept ou huitième pastis et
rentrait chez lui avant la syncope, en empruntant les chemins cailloutés de
l'Ardèche profonde. Il habitait au lieudit l'Abeillou,
près du fameux tumulus proto-historique. Sa compagne était une majorquine à l'accent rocailleux, au regard
traînant, qu'il trompait "à la royale et pour de bonnes raisons", selon son
expression favorite. Sa vie de couple continuait malgré tout, entretenue par
une jalousie réciproque et des échanges sporadiques. D'une voix
soupirante
Joaquine insultait Praetorius
quand il rentrait à la maison un peu tard, ce qui lui permettait de
se soustraire à
des ébats approximatifs. Il rétorquait qu'elle était froide, se mettait à vasouiller une
quelconque grivoiserie de bas niveau puis tombait dans un sommeil réparateur et
souverain qui
lui permettrait, le lendemain, de nouvelles escapades.
Les travaux des champs drainaient le plus clair de leur énergie. La
gaudriole
buissonnante, dans le couple,
c'était l'instant organique, imprévisible, qui surgissait de l'ombre comme un
animal traqué. On aurait dit des enfants en vadrouille ou des humanoïdes à la recherche de leur propre
vérité. On les entendait parfois gazouiller
dans la houssaie et le ciel se réjouissait de cette
entente stochastique. L'amour venait de surcroît, au hasard des
réconciliations, puis il s'émoussait sans laisser de souvenir. Ils se foutaient de tout sauf de
leurs querelles et de leur récolte de blé.
Leur maison était des plus curieuses. Elle avait la forme d'un bateau renversé,
comme si un voilier des mers australes était venu finir sa houaiche près de la
rouvraie et se retourner pour toujours
au mouillage, en attendant
la venue d'un matelot qui la touerait en direction du large.
L'arrière était arrondi et l'avant pointu comme un coupeur de vent avant la
tempête. II n'y avait pas de gouvernail, et c'est ce qui,
par une symbolique chère à Praetorius,
expliquait les hauts et les bas de ce couple finalement plus solide qu'il n'y
paraissait.
Joaquine n'avait plus ses menstruations depuis la
dernière éclipse de lune. Peut-être même ne s'était-elle jamais aperçue, dans
sa jeunesse, qu'elle aurait pu devenir mère. Tout ce qu'elle savait c'était que
la roublardise de Praetorius
était aussi démesurée que le nombre de ses maîtresses. Elle avait décidé une
fois pour toutes qu'elle se vouerait aux soins du ménage et qu'elle ne bougerait pas le moindre
sourcil quand il rentrerait tard en état de sustentation plus
qu'improbable. Il roulerait sous la table sans recevoir le moindre
secours. Elle vivait son quotidien d'intouchable sans jamais
poser de questions. Elle menait les vaches à l'abreuvoir, éboutait les
branches de pin maritime pour en faire des palissades, entourait les fleurs
de son jardin de soins attentifs – surtout les pulmonaires
qu'elle affectionnait particulièrement – et préparait la tambouille aussi bien qu'elle
le pouvait en attendant le retour de Praetorius.
Sa cuisine était bourrative mais saine. Ses plats de
bataille se révélaient plutôt euphorisants : agneau à la sauce
farigoule, favouilles saisies dans
l'huile bouillante, dindonneau farci à la Lourdaise,
andouille de
Touraine, cagouilles
sautées, artichauts en barigoule, langoustines en colère,
panouilles
grillées, nougatine à l'orange. Elle
n'aimait pas spécialement ces plats d'une grande valeur calorique mais elle
trouvait que leurs couleurs riches et variées donnaient à sa maison un air de
fête. Quand elle devenait nostalgique elle
pleurait un bon coup dans sa souillarde et retournait au travail le cœur libéré. Elle
savait qu'elle courberait toujours l’échine pour mieux rebondir. Elle
moulerait ses gâteaux, rentrerait les foins,
bouserait l’étable, en même temps qu'elle
louerait la
providence pour sa générosité. Comme presque tous les soirs elle souperait
sans son mari en regardant obstinément sa toile cirée, et c'était bien comme ça
qu'elle entendait finir sa vie. Il n'était pas question de forcer sur
l'acide
ascorbique pour combattre au petit matin la fatigue d’une nuit d’amour.
Elle s'écroulait toujours de sommeil avant qu’une
exigence particulière ne fut émise. C'était une technique comme une autre qui
lui permettait d'oublier ses tracas journaliers.
Quand Praetorius
était un peu trop entreprenant elle déjouait avec un plaisir inavoué sa stratégie
amoureuse. Elle glissait dans sa nourriture un peu d'écorce de bourdaine
et attendait, dans le silence de la nuit, le bruit des flatuosités qu'il ne
tardait pas à émettre en dormant. Il se réveillait en colère, se ruait aux
cagouinces, comme il disait, en
bredouillant quelque grossièreté
malsonnante lorsqu'il heurtait dans le noir l'andouiller
accroché au mur. Joaquine savourait en secret le fait qu'il eût
succombé au péché de gourmandise. Elle se laissait traiter de
sagouine avec un rien de jouissance et une bonne dose
d'exultation. Elle étouffait parfois un rire
du plat de sa main. De son côté il n'était pas dupe de la manœuvre. Il savait
très bien à qui il devait cette mauvaise surprise. En tout cas il la laissait
tranquille cette nuit là et, pendant les quelques jours qui suivaient, il
restait à la maison sans penser à courir la prétentaine. Elle rejouait
au petit jour son rôle de conjointe collaboratrice rurale en faisant mine de ne
s'être aperçue de rien. Il ne se douterait jamais de la ruse, du moins en était-elle
convaincue. Son
affection pour Praetorius
s'éboulait
régulièrement mais elle savait où était son intérêt et gardait toujours assez
de sang froid pour se donner, à ses propres yeux, des attitudes de femme fidèle
et attentionnée.
Vint le jour où ils organisèrent une cousinade. Cet
événement fut une réussite sur le plan de la participation et de l'animation
mais leur couple n'y résista pas. Praetorius
était le descendant d'une famille très nombreuse qu'il faisait remonter à son
arrière-grand-père Laurentino. C'est lui qui avait construit
la maison de ses propres mains. Venu en sabots de Roumanie,
il s'était engagé dans la marine comme chaloupier puis
avait été douanier du côté de
Trinidad-et-Tobago. Il avait gardé de sa jeunesse aventureuse l'envie de
repartir un jour mais il n'avait jamais réussi à se décider. C'est peut-être
pourquoi ses nombreux enfants avaient essaimé à travers le monde. Bref, pour
leur cousinade, Praetorius
et Joaquine accueillirent 407 personnes qui avaient
entendu parler les unes des autres sans vraiment se connaître. Il en était venu
de partout : de Salonique, de Slovaquie, du Mozambique, des
Malouines,
d'Arabie saoudite, d'Afrique
subtropicale,
de Mandchourie et même de Ouistreham.
Cette fête drolatique et grouillante permit de réunir un
avionneur, deux aumôniers, un ancien
joueur de saxo à la babouine pendante, le président de la Ligue des
contribuables,
un chiropracteur
pour animaux de compagnie installé rue des Saussaies, un
arsouille en
rupture de ban, un candidat à la députation qui soutenait la cause des
comiques repentis, une journaliste très
polie, un professeur de botanique spécialiste
des scrofulaires aquicoles, un
ancien moutardier de réputation internationale,
un manouvrier qui énouait les tissus les plus
rebelles avec un air d'artisan satisfait, une douzaine
de jeunes auboises qu'on pouvait voir
glandouiller au soleil comme si elles attendaient la
morsure des ultraviolets,
un fouacier aux
mensurations
impressionnantes, une maquignonne amoureuse de ses chevaux, un marchand
de
mosaïque, un cambrioleur romantique
admirateur de Bakounine, un couple d'anciens
poujadistes en
patrouille, un fabricant d'embauchoirs
et de soliveaux,
un compositeur de musique rhapsodique,
un étudiant en économie portuaire, un champion de moulinage artistique, un médecin
spécialiste de l'uropathie rétrograde et même un tonton
iacoute qui avait servi dans le corps
consulaire de son pays avant de
lancer une affaire de publipostage. Ce petit monde
renouait avec le réseau de la mémoire
et s'amusait à saucissonner en chœur pour le plaisir d'avoir des
nouvelles fraîches de la diaspora familiale.
Des petits groupes se formaient. On sortait les organiseurs
pour échanger des adresses. Ceux de Sartrouville fraternisaient avec
les cousins de Rambouillet. Une algonquine et une
jeune audoise cherchaient à savoir par
quel lien introuvable elles appartenaient à cette famille
Fenouillard
du silo à blé. Un fauconnier grassouillet, originaire de Forcalquier,
s'amusait, avec son laguiole au guillochage festonné, à
sculpter la maison de Praetorius
dans un bouchon de champagne. Il en profita pour annoncer à la cantonade qu’il
épousait une gentille fille la semaine
suivante et qu'il y aurait une oursinade monstre.
C'est alors que Praetorius,
d'après ce qu'il m'a raconté, donna à la fête un tour imprévu. Il avait repéré,
dans la foule des invités, une petite cousine assez plaisante quoiqu'un peu
trouillarde. Il
voulut faire le joli cœur et peut-être plus si les circonstances se montraient
favorables mais au moment où il allait lui adresser la parole il glissa
lourdement dans la gadouille. Lui qui cherchait des mots grandiloquents, des
tournures susceptibles d'impressionner la jeune fille, ne trouva que des
expressions argotiques, à la limite du communicable, pour exprimer sa peur
et son dépit. Il lâcha, en même temps une éructation, des sonorités
habituellement réservées à l'intimité du pantalon, et quelques phrases qu’il
serait malséant de cautionner. Pour finir il s'évanouit, et les
cousins les plus proches crurent qu'il allait mourir. Mais il en fallait plus
pour abattre ce vieux dinosaure à la
gouaille bien
établie. Quand il ouvrit les yeux, pris d'une loquacité soudaine,
il fut encore plus prolixe que d'habitude :
- Nom d'un petit bonhomme à roulettes. Qui est-ce qui a mis de la boue par ici
? Au lieu de me regarder comme des ouarines au fond de la jungle brésilienne, vous
feriez mieux de m'aider. Y'aurait pas un parfumeur anosmique pour
me tirer de là ? Vous êtes en état d'aboulie, ou quoi ?
L'oncle Jacques, le fabricant de calorifuges, se
précipita.
- Non pas toi, t'as trop bu, protesta Praetorius.
Jacques, son frère bien aimé, de quatre ans son cadet, celui à qui il passait
tout depuis l’enfance, même les méchancetés les plus abouties, le
collectionneur de baïoques,
l'éblouissant roi de la farfouille, le pourfendeur
de l'obscurantisme
des banlieues, le champion de l'ordinateur
conceptuel… Si ce frère chéri ne trouvait pas grâce à ses yeux, il y avait du
mouron à se faire et pas seulement pour les petits oiseaux.
Praetorius,
en état de rubéfaction avancée, s'embouait en
proférant des menaces susceptibles de semer la perturbation parmi les
invités :
- Vous êtes tous des adeptes de l'attention roupillante, des
fanatiques de la pensée coulissante, des empêchés du secours cathodique, des
oligarques
déjantés, des Jacouille la fripouille du génie
familial. Je veux que vous avouiez une chose, bande d'échappés de
crématorium, de condamnés à la
putréfaction éternelle... Vous
êtes venus pour parler des ancêtres prostatiques ou
mâchouiller de la charcuterie en attendant mon
inhumation ? Au lieu de me regarder tels des gougnafiers aux yeux
globulaires, vous feriez mieux de m'aider à sortir
de mon jus. Attendez que j'y arrive. Je vous boulerai
la cage thoracique et autre cibles émouvantes. J’ai
tout ce qu’il faut dans mon cartouchier. Promis, je ne vous
louperai pas. Si
nécessaire, je vous couperai le panache érectile, je vous foulerai au pied comme des
envoyés du diable, je vous écraserai comme des bigorneaux sudoripares et
je vous achèverai à l'ébauchoir. Rassurez-vous, votre cérémonie
mortuaire vaudra
le déplacement. Je ferai de vous des reliques de luxe et je vous rangerai par
ordre de taille dans mon ossuaire privé. Je serai
votre Raspoutine, celui
pour qui les jours raccourcissent plus vite que vos nuits. Vous ne
le savez peut-être pas mais c'est chez moi que les rats viennent se fournir en
reconstituants humains. L'exhumation sera sanglante. Vous voulez
un sous-titrage ou vous me
croyez sur parole ? En tout cas partez avant que je ne craque, c'est tout ce
que je vous
demande...
À chaque invective le silence devenait plus solide. Il ajouta, en proie à une
insurmontable colère, avec des efforts
improductifs pour se relever et en cherchant du regard les éventuels
contradicteurs :
- Vous n'allez pas vous en tirer comme ça. Je vous promets du sport, de la
manutention de neveux à coup de pieds
bien centrés, des tuméfactions aux
endroits les plus délicats. Vous avez les portugaises
ensablées, ou quoi ? Dès que je serai debout je jouerai à vous
fouailler la bedaine. Je vous dorloterai au
gaz carbonique. Je vous saoulerai d'insanités
gauloises, je
vous bouterai le cervelet hors du crâne et j'y
goûterai avec joie, je vous nouerai
l'aiguillette, je vous couderai le bec hurleur, je vous coulerai du plomb dans
l'outillage parodique.
Tout le monde comprit qu'il avait forcé sur le vin à l'orange, le chardonnay,
le bordeaux, le cognac et peut-être même la liqueur de pêche.
Un asticoteur
saoudien fit une déclaration
tonitruante. Le maître des lieux avait, disait-il, un
débit de curé invocateur qui retrouve
ses ouailles au
beau milieu du purgatoire et les met au défi
de réciter des versets coraniques. Il devrait renoncer à
enseigner la parousie
et la morale absolutive. Praetorius
ne pouvait s'empêcher de jurer comme un camionneur pris de somnambulisme
sur le pont du Bosphore. Il s'enrouait pour un rien et, à cause de sa voix
couinante, ne
parvenait plus à dominer la situation. Il secouait ses bras
et ses jambes en un effort si désespéré qu'il finit par s'épuiser. Il
échouait à reprendre ses esprits et l'attention
générale se détournait de lui. Personne ne se
dévouait pour l'aider. Il s'ébrouait avec de larges moulinets.
Bientôt il s'embrouilla dans ses invectives et décida enfin de
réagir.
Quand il put reconquérir la station verticale, c'était trop tard. Les 407
invités de cette partie de campagne atypique étaient en liesse. Une vague de
rires contaminait les groupes au fur et à mesure que Praetorius
évoluait dans
le pré d'un pas très approximatif. Soudain il s'accrocha à un arbousier en
insultant les cousins d'Armorique, se mit à bafouiller en traitant d'agnostiques
celles et ceux qui se
moquaient de lui puis, dans une attitude alourdie par le
poids des ans, il fit mine de frotter ses vêtements imprégnés de boue. On
aurait dit qu’il écobuait la planète à
la recherche de l'engrais magique.
Joaquine contemplait d'un œil éteint la foule de
ces inconnus plus ou moins parents entre eux qui riaient en regardant le vieux
fou se dandiner avec l'embarras d'un pantin de foire. Il bouelait, comme disait une
vaudoise, "... tel un
carillonneur
catholique avant le jugement dernier", sans
avoir l'air de se soucier du qu'en-dira-t-on. La famille faisait maintenant un
cercle autour de lui en se rapprochant dangereusement.
Tout rentra dans l'ordre quand un enfant de dix ans prononça cette phrase
définitive et, somme toute, pleine de bon sens :
- Arrêtez de vous moquer de lui. C'est un être humain.
L'agitation narquoise s'apaisa avec la disparition du soleil. On
commençait à plier bagage, en rentrant la tête dans les épaules. Certains se
demandaient ce qu'ils faisaient dans cette Ardèche profonde où l'on pouvait
être le témoin oculaire de drames si inattendus qu'un incident banal pouvait
se transformer en spectacle réjouissant.
Une petite vieille rabougrie partit en pleurant. Nicolas Boileau, le roi de la
magouille, un escroc international dont
l'autorité était reconnue dans son domaine de
prédilection, le trafic de diamants chromatiques, sonna l'heure de la retraite. Il ne volait
jamais les pierres transparentes, dont il trouvait l'éclat un peu trop proche
de la perfection. C'était pour lui comme un code d'honneur. Il préférait les
diamants bleus, jaunes ou noirs, qu'il écoulait avec délectation
auprès d'amateurs peu scrupuleux. Il leur donnait des noms bien à lui :
Odalisque du mensonge, Violateur des consciences
adoucies, Moineau voltaïque, pour ne citer que les
trouvailles les plus imagées. Il ne jurait que
par Cézanne, le chantre de la peinture couillarde,
dont il s’inspirait pour ses compositions. Il avait été orpailleur dans le
Yukon et depuis il œuvrait à sa manière pour l'éducation gemmologique des
riches veuves susceptibles de liquider leur douaire
à son profit sans devoir recourir à la régulation juratoire. Il
rembourrait
ses poches avec les dollars qu'elles lui octroyaient moyennant quelques pièces
rares de sa collection et un peu de tendresse quand elles insistaient. Il leur
parlait sans détour, comme un champion de poulailler qui couverait un gros
collier d’ambre. Il avait eu quelque succès, dans l'après-midi, en se ventant
de ses exploits et de ses dépenses somptuaires auprès d'une ancienne courtisane née
sous les caroubiers de la
Grande Canarie. Il dénouait ses chaussures à la poulaine en lui chantant un air de
haute-contre. C'est ensemble qu'ils firent leur sortie dans un style
ébouriffant, qui mêlait, en un déhanché
harmonieux, la danse conjuratrice
des indiens séminoles et le prosaïque pas de deux que les clowns empruntent au
défilé militaire.
Le célèbre philosophe Prosper Roumanille,
l'inoubliable auteur de "Scholastique
de la récusation discourante" et
de "Exhaustion de l'Ougartien
consubstantiel", celui qu'on surnomme "le
Nicomaque des
temps dogmatiques", tenta en vain
d'endiguer le mouvement, en se donnant des airs de rabibocheur en mission. Il hésitait
entre le vocabulaire socratique et un saupoudrage
quotientant en bonne
et due forme. Finalement il se risqua à lâcher une simple copulative :
- En ma qualité de …
Dès les premiers mots quelqu’un le traita de raisonneur et il s’arrêta en pleine
spéculation maçonnique, se doutant bien que,
s’il insistait, la partie deviendrait injouable.
Le suivant à quitter les lieux fut un homme étrange qui prétendait, à la
stupéfaction générale, être
né le premier jour de l'humanité et qui pratiquait le principe de précaution en
vivant nu. Il s'appelait Ourasie et arborait
sur son visage mal rasé un poireau du plus bel effet. En revanche il ne
sortait jamais de chez lui sans son formulaire portatif où
les impressions harmoniques, supputations
alogiques, opérations commutatives et
autres citations aporiques se mêlaient aux
projets de métempsychose et de chirurgie karmique. Il écrivait sous le
boisseau des poèmes étourdissants, sans aucune expurgation, dans lesquels il vantait
les mérites de la musique psalmodique. À n'en pas douter il était
né dans un pandémonium libéral dont il avait gardé
un tatouage en forme de croix ansée sur le bras gauche. Son passe-temps était
la photographie au polariseur
numérique. Il avait également écrit un très populaire traité sur la dépuration des
dartreux et un autre, moins connu, sur l'ourdissage des
fauteuils Louis XV et la manière dont il les étoupait. Les rires fusèrent
quand il s'enfuit par la coudraie, en volant le
fluviographe
d'un ingénieur nommé Eupalinos.
Celui-ci avait beau hurler à la forfaiture, rien n'y faisait. Comme on
avait diagnostiqué chez lui une insuffisance aortique il mourut sur
place en criant qu'il n'avait pas payé sa dernière note de gaz.
Cette péripétie fut suivie d'un silence monastique mais le répit ne
dura qu'un instant. Bientôt la panique s'empara de ce petit monde outrancier. On vit des dames de
bienfaisance s'échapper à la marsouine avec beaucoup d'agilité,
des minettes souriantes rajuster leurs
oripeaux en sortant de la boulaie, et
même un oncle d'Ouzbékistan réclamer un billet de train pour la
banquise. Il évoquait, dans l'indifférence générale, le
bon vieux temps de la chasse à l’ours.
Praetorius,
que tout le monde avait oublié mais qui n'était pas mort pour autant, reprit
ses invectives. Il avait tellement bu qu'il se mit à parler comme un professeur
d'Université. Il en était, en pleine surexcitation, à prêcher la guerre
atomique et à prétendre en être
le chef :
- Assujettissons la terre
entière. Poursuivons le massacre jusqu'à la rendre azoïque et
victorieuse. Le baroquisme
ne triomphera pas, malgré son âge canonique. Il ne tutoiera pas les étoiles
aux quatre coins du zodiaque
avant longtemps. Achevons le brouillage spirituel, l'aquosité de la
parole. Répandons sur le désert de la pensée une pluie mouillante et splendide.
L'heure était à la débandade. Chacun partait sans dire au revoir aux autres.
Mon ami Praetorius
me rejoignit au bar à la nuit tombée. Il me fit l'autopsie
de cette journée inattendue en riant et en pleurant à la fois. Il ébouait
avec rage l'extrémité ongulaire de ses doigts et je commençai à avoir
pitié de lui. Comme je lui demandais des nouvelles de Joaquine il finit
par m'avouer en gémissant qu'il avait tout inventé à cause de la patience avec
laquelle j'écoutais ses histoires et qu'il était orphelin et
célibataire.
Le rire est contagieux mais les pleurs
sont insupportables, surtout celles des autres. Je
prêtai une oreille distraite aux derniers mots de son histoire en me promettant
de ne pas recommencer. Plus jamais je ne mettrais de pilule douteuse dans son
pastis. La prochaine fois que je le retrouverai au café de la Barbouille je
bourrerai ma pipe en silence et je regarderai la
cime du séquoïa géant dans le jardin d'en face en
prenant bien garde de ne pas demander des nouvelles de ses 407 cousins.