Vous êtes vous-même le capteur, l'objectif, le
diaphragme, le temps de pose. Déclenchez quand la scène est à votre
convenance.
Vous ne pouvez pas tirer l'image sur papier. Gardez-la dans l'intimité de votre
mémoire, ce qui ne vous empêche pas, bien au contraire, de la retrouver à
chaque fois qu'il vous en prend l'envie. De la regarder avec les yeux du
sacrifice, de l'étudier, d'en faire une icône au hasard de vos silences.
Le flou n'est pas un problème. La couleur, elle, est plus difficile à
maîtriser. Vous devez l'insérer dans votre projet, l'apprivoiser, jouer
avec elle plutôt que chercher à la reproduire. Si votre esprit n'est pas aussi
précis que votre rétine, sachez que c'est le lot commun.
La photographie, c'est l'instant dont on conserve la trace. Il suffit de
convoquer la lumière au moment décisif et de la fixer dans la chambre noire.
L'entreprise est délicate car elle suppose une bonne connaissance de sa propre
incandescence. En revanche il n'y a pas besoin de savoir ranger les images,
elles se classent toutes seules dans les replis du monde inconnu qui, au fond
de nous, s'enchaîne au désir.
J'ai découvert par hasard ce principe que l'on peut qualifier de magique, et
qui consiste à photographier ses rêves. Je me suis endormi l'autre nuit en
pensant à mon sujet favori, le cirque, et en me disant que j'aimerais bien le
retrouver au cours de mon égarement quotidien dans les arcanes de la
nuit.
Et c'est ce qui s'est produit. J'ai eu, un court instant, le sentiment de
marcher sur de la sciure odorante, avec devant mes yeux un clown hirsute et
débraillé. J'ai immédiatement su que c'était mon double mais je n'ai pas osé
lui parler, j'avais trop de choses à lui dire. Au moment où j'allais enfin
m'adresser à lui, son corps se figea et ses mains firent des moulinets. Il
cherchait son nez et ne le trouvait pas. Soudain j'eus la sensation que la
boule rouge était sur mon visage et je me réveillai en tentant de
l'attraper.
C'est ainsi que j'ai découvert mon clown intérieur, celui qui sait prendre de
la distance avec la vie. Je le convoque aussi souvent que possible, la nuit ou
à l'état de veille selon les circonstances, notamment quand je suis triste. Il
me sourit et j'ai l'impression de comprendre ce qu'il ne dit pas.
La photo intérieure, c'est l'art d'être soi-même à chaque instant de
l'éternité.