L'instant éternel
Par le gardien le lundi 26 mars 2012, 00:00 - Gardimots - Lien permanent
Vous ne pouvez pas tirer l'image sur papier. Gardez-la dans l'intimité de votre mémoire, ce qui ne vous empêche pas, bien au contraire, de la retrouver à chaque fois qu'il vous en prend l'envie. De la regarder avec les yeux du sacrifice, de l'étudier, d'en faire une icône au hasard de vos silences.
Le flou n'est pas un problème. La couleur, elle, est plus difficile à maîtriser. Vous devez l'insérer dans votre projet, l'apprivoiser, jouer avec elle plutôt que chercher à la reproduire. Si votre esprit n'est pas aussi précis que votre rétine, sachez que c'est le lot commun.
La photographie, c'est l'instant dont on conserve la trace. Il suffit de convoquer la lumière au moment décisif et de la fixer dans la chambre noire. L'entreprise est délicate car elle suppose une bonne connaissance de sa propre incandescence. En revanche il n'y a pas besoin de savoir ranger les images, elles se classent toutes seules dans les replis du monde inconnu qui, au fond de nous, s'enchaîne au désir.
J'ai découvert par hasard ce principe que l'on peut qualifier de magique, et
qui consiste à photographier ses rêves. Je me suis endormi l'autre nuit en
pensant à mon sujet favori, le cirque, et en me disant que j'aimerais bien le
retrouver au cours de mon égarement quotidien dans les arcanes de la
nuit.
Et c'est ce qui s'est produit. J'ai eu, un court instant, le sentiment de
marcher sur de la sciure odorante, avec devant mes yeux un clown hirsute et
débraillé. J'ai immédiatement su que c'était mon double mais je n'ai pas osé
lui parler, j'avais trop de choses à lui dire. Au moment où j'allais enfin
m'adresser à lui, son corps se figea et ses mains firent des moulinets. Il
cherchait son nez et ne le trouvait pas. Soudain j'eus la sensation que la
boule rouge était sur mon visage et je me réveillai en tentant de
l'attraper.
C'est ainsi que j'ai découvert mon clown intérieur, celui qui sait prendre de
la distance avec la vie. Je le convoque aussi souvent que possible, la nuit ou
à l'état de veille selon les circonstances, notamment quand je suis triste. Il
me sourit et j'ai l'impression de comprendre ce qu'il ne dit pas.
La photo intérieure, c'est l'art d'être soi-même à chaque instant de
l'éternité.
Commentaires
J'ai lu Tisseron, et aussi Barthes. Ce serait effectivement bien de photographier ses rêves. Nous n'avons que les mots pour en rendre compte.
Je précise, pour le cas où quelqu'un ne le devinerait pas, que je n'ai pas fait le rêve ci-dessus. il appartient à la nouvelle.
J'aime beaucoup ce texte où sensations et odeur sont mêlées : la réalité de clown imaginée devenue rêve inventé. Le meilleur dompteur ne dressera jamais l'imagination!
Olala Garde! J´ai l´impression que, dans votre instant éternel, vous étiez un clown – mage.
Ça serait merveilleux si vous pouviez nous apprendre ce truc génial: “Savoir prendre de la distance avec la vie”.
Nous le convoquerions aussi souvent que possible. Notamment quand nous serions tristes ...
C'est une formule magnifique pour survivre dans ce bizarre monde.
Vivre et, en même temps, savoir prendre des distances avec la vie... Être présent-absent... Il suffit, pour cela, d'être poète et de croire en sa poésie, et aussi de recevoir en partage celle des autres.
Je comprends, c'est-à-dire, être ici et ailleurs en même temps. Ailleurs, à l´endroit qui nous permet de rêver la vie, notre propre, unique et séducteur instant éternel.
J'ai passé la plupart de mon enfance avec la phrase: “Navigare necesse est, vivere non necesse”. Peut-être par cette raison là, mon instant éternel devra toujours avoir un rapport avec la mer.
Oui, je trouve que c'est la même idée.