1873. Arthur Rimbaud, 19 ans, parvenu au terme
de son « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens », dit adieu à
la poésie. Bientôt il oubliera qu'il fut explorateur de métaphores,
organisateur de mots, trafiquant de poèmes et se fera aventurier pour de bon.
En attendant, avec
Une saison en enfer, cette prose vibrante qui
relève du genre autobiographique, il est sur le point d’achever sa vie
littéraire.
Sous le titre
Alchimie du verbe, il note :
A moi. L'histoire d'une de mes folies.
Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles, et
trouvais dérisoires les célébrités de la peinture et de la poésie
moderne.
J'aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de
saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée,
latin d'église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules,
contes de fées, petits livres de l'enfance, opéras vieux, refrains niais,
rythmes naïfs.
Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n'a pas de relations,
républiques sans histoires, guerres de religion étouffées, révolutions de
moeurs, déplacements de races et de continents : je croyais à tous les
enchantements.
J'inventai la couleur des voyelles ! - A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U
vert. - Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des
rythmes instinctifs, je me flattai d'inventer un verbe poétique accessible, un
jour ou l'autre, à tous les sens. Je réservais la traduction.
Ce fut d'abord une étude. J'écrivais des silences, des nuits, je notais
l'inexprimable. Je fixais des vertiges.
Rimbaud a marqué à jamais la poésie. Nul ne peut prétendre écrire un vers, même
pauvre, sans penser à l'Homme aux semelles de vent, celui qui, le premier, a su
prendre l’envolée dont nous ne sommes jamais revenus. Lui rendre une visite est
comme un acte de foi. Un hommage à la jeunesse en sa dimension sacrée, à la
révolte, aux élans qui inventent un rêve plus grand, à tout ce qui ruisselle en
nous quand jaillit la poésie. Dimanche dernier à Charleville-Mézières, où il
est né, j’ai pu voir l’original de "Voyelles". Rimbaud y pratique la
synesthésie comme s'il voulait donner un
sens au mystère qui va bientôt l'abandonner. De la première voyelle, A, à la
dernière, O, il utilise l’ordre grec et non pas celui qui nous semble
"naturel", AEIOU. Grâce à lui, entre l'alpha et l'omega, le début et la fin du
monde, circule une énergie aux couleurs chatoyantes, comme un arc-en-ciel de
pensées.