Fait
Par le gardien le mercredi 18 janvier 2006, 00:02 - Singumots - Lien permanent
Donnée que l'on peut observer et démontrer.
Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre,
Horatio, que n'en rêve votre philosophie
(Shakespeare, Hamlet).
Les faits scientifiques, lorsqu'ils sont fondés sur un protocole expérimental, quantitatif, contrôlé et évalué, décrivent le monde dans sa réalité. Indiscutables, mesurables, ils permettent de vérifier une hypothèse ou le bien fondé d'une théorie. Ils sont reproductibles ou répétitifs. Ils procèdent de la rationalité et de l'objectivité. Ils ne démontrent pas, ils établissent. Ils n'expliquent pas, ils décrivent. Ils constituent des arguments pour ou contre l'existence d'un phénomène et non des preuves absolues en sa faveur. Ils sont universels et désintéressés. Ils appartiennent au domaine du savoir.
Malgré toutes les précautions dont on les entoure il subsiste des réserves à leur égard : celui qui les observe ne peut rester de manière absolue en dehors du champ de ce qu'il observe. On peut également les utiliser pour instrumentaliser le monde.
Commentaires
Voici certainement le mot singulier du gardien qui peut se targuer d'être le plus "pluriel". Et aussi le plus complexe ?
Un merci de plus !
Que dire ? L'intégralité de cette définition fait écho aux notions développées par les sociologues des sciences. Les plus relativistes d'entre-eux disent justement que les faits sont des constructions sociales telles qu'un fait (tel que vous venez de le définir) n'existe pas ! La réalité non plus : tout est social et relatif.
La nature existe mais la façon de la construire est sociale : un fait scientifique est un fait qui a subit l'épreuve des négociations dans les communautés. C'est la thèse de Bruno Latour.
Et ça les turlupine, les sociologues : Ian Hacking a écrit un bouquin "entre science et réalité, la construction sociale de quoi ? "
suite au prochain commentaire...
A propos des "faits" ou des énoncés (extrait de mémoire ! ) selon B. Latour :
Classés en six types, les énoncés vont de l’hypothèse vague (« il se peut que… »), loin d’être confirmée à l’affirmation péremptoire et définitivement fixée, sur le modèle d’une équation. D’après lui, ce n’est pas (ou pas seulement) la nature qui détermine les processus de la recherche scientifique mais un ensemble de constructions qui ne peuvent être autre que sociales ou culturelles. J’arguerai comme ont pu les faire des ethnométhodologues (comme Garfinkel) et pour me distinguer des relativistes les plus extrêmes, qu’on ne fait pas dire à la nature ce que l’on veut. Tout énoncé scientifique est un construit social, on l’admettra sans mal, mais tout énoncé scientifique correspond également à une dimension unique, ou universelle de la réalité. Chacun de nous a pu entendre dire « a chacun sa vérité » ou bien « a chacun sa réalité ». Appliquer ce précepte c’est renoncer à l’idée même de science. Ces considérations « essentialistes » ont trait à mon approche mais ne seront pas plus épiloguées ici…
Voilà les occurences du terme "fait" recueillis dans l'encyclopédie; on y retrouve en filligrane les deux positions en philosophie des sciences (rationalistes et relativistes) :
La notion de fait en sciences humaines a été discuté très largement, à commencer par les philosophes de la science ou l’épistémologie (K. Popper, P. Feyerabend…)
ENCYCLOPEDIE UNIVERSALIS « FAIT » :
Les sciences positives ont pour objet les jugements de fait, la philosophie les jugements de valeur. Mais ici une précision s’impose, car les jugements de valeur eux-mêmes peuvent être envisagés d’un point de vue «scientifique». Ils ne sont rien d’autre, en effet, qu’une prise de position d’un sujet à l’égard d’un objet, et constituent des événements mentaux comme les autres. (Alain Boutot, Universalis, 2000)
Le terme « fait », comme nom, est communément entendu comme un synonyme de vérité établie : on en néglige les circonstances pour le comprendre comme un donné.
J. S. Mill: « Un fait particulier est expliqué quand on a indiqué la loi dont sa production est un cas. Une loi de la nature est expliquée quand on indique une loi ou d’autres lois, dont elle est une conséquence », et de H. Spencer: « On explique un fait en le ramenant à une loi, celle-ci à une autre loi plus générale, et ainsi de suite jusqu’à une première loi qui ne peut être expliquée. » Jean Largeault, universalis
D’un autre côté, l’événement ne se confond pas avec le «fait»; même si l’événement, en effet, se situe dans une régularité temporelle et où la prédiction prend sa place, le «fait» historique a un sens plus large que l’«événement»; le fait est bien «ce qui advient» aussi, ce qui prend place dans un certain temps et dans certains lieux; mais il n’est pas une donnée de l’expérience, il est construction de l’esprit du savant, construction qui finalement tue l’événement, dans ce qu’il a d’unique, d’inattendu, de singulier, pour en faire l’expression superficielle de régularités, donc de répétitions, plus profondes.
Roger Bastide (universalis)
Si, avec Russell, on appelle «fait» le répondant des propositions vraies, il faut dire que «les faits appartiennent au monde objectif» (Logic and Knowledge , 1946) Paul Ricoeur, Universalis
Le problème, énoncé déjà par les sceptiques au sujet de la représentation, est celui de la confrontation de deux domaines apparemment sans commune mesure. Popper le pose en ces termes: «Que pouvons-nous signifier si nous disons d’une assertion qu’elle correspond aux faits (ou à la réalité)? Quand nous nous rendons compte que cette correspondance ne saurait reposer sur une correspondance structurelle, la tâche d’élucider une telle correspondance paraît sans espoir...» (The Logic of Scientific Discovery , 1972, p. 274).
Gil Fernando, Universalis
J'espère ne pas abuser de commentaires (je pourrais d'ailleurs faire des kilos de copiés collés), mais voici une position de l'anthropologie des sciences : science comme croyance
Une position défendue par l’anthropologie des sciences n’est pas pour plaire aux scientifiques, du moins, lorsque cette démarche est brutalement exposée. En effet, nombreux sont les auteurs qui ont défini généralement la discipline en postulant que la science est un système de croyance comme un autre. Pour illustrer ce point de vue, et certainement le nuancer, la grande majorité des sociologues et anthropologues de la science ont abordé la science « moderne » ou « occidentale » comme un système de pensée uniquement comparable à un système religieux. La réalité est dépendante de catégories (culturellement) façonnées et on peut considérer tout système scientifique comme un ensemble de catégories culturelles comparable à une cosmologie ou un système religieux. Georges Orwell, dans 1984, illustre ce point de vue centré sur la culture plus que la nature lorsqu’il fait dire à O’ Brien, au cours d’un effrayant interrogatoire censé soigner Winston, le personnage principal :
Nous commandons à la matière puisque nous commandons à l’esprit. La réalité est à l’intérieur du crâne. (…) Il n’y a rien que nous ne puissions faire. (…) Il faut vous débarrasser l’esprit de vos idées du 19eme siècle sur les lois de la nature. Nous faisons les lois de la nature. (Orwell, 1950 : 373)
Passionnant ... et effrayant. Certes tout est construction intellectuelle, mais si les interlocuteurs admettent ce principe le pouvoir est confisqué. Personnellement j'en reste au vieil adage de Francis Bacon (1561-1626) : On ne commande à la nature qu'en lui obéissant. Un peu d'humilité ne ferait pas de mal aux auteurs que vous citez dans vos deux premiers commentaires !
Je suis parfaitement d'accord avec ça. Il faut espérer qu'il y ait un minimum d'autorégulation dans ces définitions, ces recherches, ces affirmations. Pour ma part, je fais confiance aux anthropologues, leur formation appelle au décentrement et à l'humilité.
Pour moi, toute position théorique est possible, pas forcément "acceptable". J'ignore si je fausse un débat, mais je me suis positionné comme constructiviste ET rationaliste, mais chut !
en bref : l'homme et lui seul définit la nature mais la nature existe absolument. J'ai du pain sur la planche...
J'arrête là, je tiens à ma santé mentale.
Merci pour tout.
Trivialement, les faits sont têtus.
Je reprends ici ce que je voulais dire du côté du mot pratique, vu que je voulais aborder le sujet plutôt du côté d'ici au début.
Merci pour ce site explicatif sur le paradoxe EPR, ça me remet des choses en mémoire, et ça me donne moins à expliquer !!
En fait, ce paradoxe pose la question de définir la réalité de manière intrinsèque.
Einstein n'aimait pas la mécanique quantique parce que c'est une théorie probabiliste. Il disait "Dieu ne joue pas aux dés.".
(Niels Bohr, l'un des pères fondateurs de cette théorie, lui aurait alors rétorqué "Mais qui es tu pour dire à Dieu ce qu'il doit faire ?")
Il proposa donc cette expérience pour la mettre en défaut.
D'après la mécanique quantique, effectuer une mesure sur un système va le perturber. Donc, chaque information obtenue va dépendre du système ET de l'observateur. Il n'y aurait qu'une réalité subjective.
Avec cette expérience, Einstein voulait montrer qu'on peut obtenir une information sur un système sans le perturber et ainsi toucher une réalité objective. Dans le cas des deux photons corrélés, connaître la direction de l'un donne immédiatement la direction de l'autre. On a besoin de faire une mesure sur un seul d'entre eux uniquement. Comment le deuxième sait il que l'autre a été soumis à une mesure, fixant ainsi sa direction ?
Pour expliquer cela, on a alors émis l'hypothèse de variables cachées, qui expliqueraient l'échange d'information ente les deux photons. Dans les années soixante (je crois), Bell proposa des inégalités susceptibles de trancher. Si elles sont vérifiées, alors il existe des variables cachées, et la mécanique quantique est incomplète.
Les expériences d'Alain Aspect (médaille d'or du CNRS 2005, ici certains thésards l'appellent L'Homme Aux Moustaches D'Or, mais je ne dénoncerais pas...) ont montré qu'il n'y avait pas de variables cachés. Les inégalités de Bell ne sont pas respectées. La mécanique quantique est complète.
J'ai résumé de mon mieux, sachant que ce sont des concepts que je ne maitrise pas trop, alors j'espère que c'est compréhensible. Je ne pense pas avoir commis d'erreur. En fait, c'est mieux expliqué sur le site que vous proposez, Garde.
Bref, dans le fond, il s'agit de connaître la nature de la réalité. Les plus pointues des mesures ne sont jamais que les ombres dans la caverne de Platon. La lecture que l'on fait des évènements est toujours une projection sur nos propres perceptions.
Où est la réalité alors ? Et les faits ? La base commune de nos perceptions ?
Pour ne pas jouer sans fin sur la définition de la réalité il faut admettre qu'il y a une réalité objective et une (des) réalité(s) subjective(s). Cette dichotomie est, entre autres, celle qui sépare la philosophie occidentale de la philosophie orientale traditionnnelle.
Par ailleurs : je suis allé récemment à une conférence d'Alain Aspect, l'un des grands savants français de notre temps. J'ai presque tout compris, enfin sur le moment ...
Vous dites que la philosophie orientale traditionnelle ne fait pas cette dichotomie ? C'est étrange... Il faut que j'y réfléchisse.
Vous avez de la chance : Alain Aspect est passé par ici il y a peu, mais je n'ai pas pu aller à sa conférence. De toutes façons, je me suis laissé dire qu'il n'y avait pas beaucoup de place. C'est comme Cohen-Tannoudji ou Charpak (deux de nos prix Nobel), il est sur de remplir les amphis.