Au delà de ce qui est évident - une jeune femme résiste sans conviction à la pression amoureuse de son galant - l’œil découvre amusé cette scène qui ne manque pas de panache - ni d’ambiguïté - et où tout est fait pour déranger. Le Verrou est l’un des plus beaux tableaux de l’histoire de la peinture, et aussi l’un des plus étonnants. Par son érotisme presque avoué, mais aussi son mystère, cet instantané suscite plus de questions qu'il n'en résout.

Le geste de l’héroïne est-il pudeur ou abandon ? Fait-elle semblant d’être effarouchée ? Hésite-t-elle ou bien sait-elle exactement où elle veut en venir ? Pourquoi le lit est-il en désordre si nous n’en sommes qu’aux prémices ? Un premier rapprochement n’aurait-il pas déjà été consommé ? La scène est-elle réaliste ou bien, plus insolite qu’il n’y paraît, ne serait-elle pas le symbole de notre propre abysse, celle que le peintre veut nous forcer à regarder ?

Suivons la diagonale du désir qui, comme une ligne de force, part de la table basse, traverse le lit, croise les plis du baldaquin, sépare l’ombre de la lumière, souligne l’attitude du personnage en caleçon. Tout concourt à faire glisser notre regard de bas en haut et de gauche à droite, selon les bonnes règles cent fois vérifiées de la composition. Le lit, avec son rideau rouge et ample, occupe plus de la moitié de la surface du tableau.  Il incite le spectateur à privilégier la scène principale, qui se trouve d'ailleurs être la partie éclairée, sur la droite. L’homme enlace la femme, mais il est essentiellement occupé à fermer le verrou puisque sa main semble le pousser. Soulignant son pouvoir, le geste donne de la force à l'étreinte, et ce d'autant plus que son bras droit forme avec la jambe droite de sa victime consentante une diagonale secondaire. Il est difficile de croire que la jeune femme est en train de défendre sa virginité contre un importun sinon sa robe serait blanche et l’homme serait, par contraste, dans une tenue colorée. Ce « vers où ? » fait de nous des voyeurs, des complices, des spectateurs amusés, interdits, à tous les sens du  mot : le personnage masculin veut absolument fermer la porte et pourtant nous sommes bel et bien dans la chambre avec lui, comme en témoigne une série de détails éclatés et qui nous représentent. On distingue nettement un sexe masculin dans les replis de la robe et un sexe féminin sur le bord droit du drapé rouge. Au-dessus du sexe masculin : deux oreillers en forme de seins attendent la caresse qui les aidera à sortir de l’ombre. Le coin du lit a la forme d'un genou, comme s’il y avait dans la pièce un troisième personnage. Sans trop se forcer on peut voir à gauche un fessier rebondi et rouge. L'ensemble peut donc se lire aussi bien de droite à gauche : avant la consommation à droite, après la consommation à gauche. et cette direction n'est pas innocente puisqu'elle va à l'encontre de la tendance naturelle de l'œil humain. Dans la mesure où l'image du désir patent nous mène à celle du désir souterrain on peut se demander si le tableau n'évoque pas des pensées de viol.

La pomme sur la table n’est pas là par hasard. Elle symbolise le péché et transforme discrètement cette scène érotique en un tableau religieux, en tout cas moralisateur. Ceci est d’autant plus cocasse que l'œuvre avait été commandée par le marquis de Véri, l’un des grands collectionneurs de l’époque, pour faire pendant à L’Adoration des bergers du même Fragonard, qu’il possédait également. En tout cas il suffit de le regarder patiemment pour que le tableau soit explicite : ce geste de fermer le verrou ouvre la scène vers l’infini de la passion.