*

C'est parce que j'avais senti une forte odeur de marron en approchant du quai, que je décidai d'aller manger avec Aline et Sabine; d'autant qu'il faut être peu pour bien dîner. J'avais un bon ami cuisinier que je ne voyais plus guère; il n'y a pas de cesse dans cette profession. Je me souvenais que Sabine adorait les prunes et Aline suçait la belle pomme.

Je ne cessais de la mettre en garde depuis très longtemps : "Méfiez-vous, les pommes sont traîtres, leur petite queue peut vous valoir de gros ennuis". Séant, nous nous dirigeâmes vers le restaurant de mon ami. Il y avait un grosse foire sur le quai de Ténès. Cela se traduisait par un trafic important. Heureusement, il y avait un gros feu rouge à l'entrée de Ténès. Le marchand de quatre-saisons gardait la queue des poires accrochées dans les suspensions, il remballa vivement ses figues au vu d'un jeune débitant qui faisait l'aumône.

L'épicurien que je suis se plaît à rechercher les sources du bonheur. Je goûtais donc une de ses jolies poires; elle avait un goût de terrine. Le poissonnier vantait sa marchandise; il hélait le chaland en prétendant que les morues faisaient honneur aux bancs de truites.

Nous arrivâmes enfin au restaurant. Mon ami cuisinier était en train de secouer les nouilles, il avait un canard sur le feu. Il demandait au sommelier un coup de vin pour son salmis. Il enrageait contre un mitron, en lui expliquant que dans la brandade de morue, le lard est superflu. Il était fort occupé, mais quand il découvrit notre présence, il vint nous saluer avec empressement. Son aide cuisinière, distraite par notre arrivée, finit par s'apercevoir que son mouton bouillait. Il nous héla, et s'écria :" Que diable, c'est dimanche, un coup de vin blanc !". " C'est à l'ami que j'offre mon vin", ajouta-t-il. Aline préférant le porto, il me dit "Passe lui donc aussi un peu de vin doux". J'aimais le goût de ce petit blanc.

Mon ami dut retourner à ses fourneaux, nous nous dirigeâmes vers la brasserie du restaurant. Qui n'est pas sensible à la beauté des frites? "Ces frites me bottent, elles sont bien belles" lança Sabine, en regardant avec envie de vieux messieurs bedonnant s'évertuant sur leurs frites. Quelles bonnes frites pour ces bedaines. Une petite fille s'amusait à biseauter les frites dans son assiette, une autre, au-dessous d'un banc suçotait ses frites. Un client au comptoir essayait maladroitement d'attraper une grande frite qui nageait dans son bock. Dans ce brouhaha assourdissant, le serveur nous parla d'un ton couvert. Nous comprîmes finalement qu'il n'y avait plus de place en brasserie. Que de fous dans ce comptoir !!!

Heureusement, le restaurant offrait quelques tables libres bien situées. Cela nous permit d'apprécier l'admirable beauté de site. Nous consultâmes la carte, les plats de poissons n'étaient plus cuisinés, il y avait eu des rats dans le vivier. Dommage, ils étaient accompagnés de riz Condé !! Aline et Sabine s'éclipsèrent quelques instants pour retoucher leur maquillage ; le fard plaît aux dames. Je savais qu'elles se laisseraient peut-être tenter par des salades, les jeunes filles adorent les nids de verdure, qui sont de véritables cures du foie. Je me rendis compte que les viandes étaient assaisonnées de gélatine panée, et présentées avec dans des croûtes à pâté, ce qui ne me réjouissait guère. Sabine s'enthousiasmait pour une tine de pâté; et elle me proposait un morceau de veau de qualité contre sa croûte à pâté. Aline se demandait si elle n'allait pas opter pour une tranche dans le mou, tout en regardant les biscuits sur la table. Pour la taquiner, je lui proposais un petit jeu pour gagner son petit massepain. Sabine, qui avait contracté un léger rhume toussait en se mouchant. Je lui dis d'attraper la bouteille derrière elle : "Passe moi le rhum que je t'en brûle dans la cuillère, et avale ça vite et bien". Nous n'arrivions pas à nous décider pour un plat, la serveuse nous conseilla : "Si vous voulez que ces jeunes filles goûtent donnez leur des flancs". Devant tant d'incertitude, elle nous proposa : "Je vais vous faire faire des escalopes avec une belle salade !". Cette proposition recueillit l'agrément de tout le monde. Sabine, toutefois, toujours un peu indisposée, hésitait. La serveuse lui proposa un caneton à la russe. Finalement, elle se rangea à notre choix. J'étais heureux d'être dans ce restaurant, surtout quand je réalisais que je n'avais plus que des petits pois pour dîner.

Le repas se déroula sans heurts ; nous dînâmes royalement et terminâmes le dîner par un digestif sec. Les jeunes filles n'apprécient pas, en effet, le marc trop doux. Allez mes amis : cogitez sans haine !!!                                        
                          Vyglov.
[illustration : Brueghel. Repas de noces]