La grippe est annoncée. La grippe est à nos portes. La grippe est là. Et alors ? Personne ne peut dire aujourd’hui, même parmi les scientifiques les plus titrés, de quelle façon elle va prendre ses quartiers d’hiver dans l’hémisphère nord. Allons-nous nous laisser dévorer par ce virus dont nous ne savons pas encore s’il va adopter la voie raisonnable de l’endémie, plus dure mais somme toute habituelle de l’épidémie, ou la voie méchante et grave de la pandémie ? Une première approximation s’impose, et elle n’est pas aussi inutile qu’elle en a l’air : nous verrons bien. Une deuxième lui emboîte le pas : l’épidémie est à peu près certaine. En ce qui concerne la pandémie restons calmes. La peur n’évitant pas le danger il est urgent d’être prêts sans pour autant céder à la panique. Il se trouve que l'OMS a changé récemment la définition de la pandémie. Le mot est en train de perdre en intensité puisque, à son avis, il suffit, pour l'employer, de constater de nombreux cas d'infection dans trois pays d’une même zone géographique.

Une quatrième remarque, hélas, est tout aussi nécessaire : à terme nous serons perdants. Ou nous perdrons la vie ou la société se perdra. Autrement dit, le scénario catastrophe est déjà en marche.

Imaginons que le virus soit vraiment méchant (ce qui reste à prouver). Attendons l’issue fatale en écoutant Mozart, et pas obligatoirement le Requiem. La grippe espagnole de 1918-1920 a fait 20 millions de morts, dont au moins deux célébrités, les deux messieurs ci-dessus, à gauche Edmond Rostand, à droite Guillaume Apollinaire. La société ne s’en est jamais complètement remise puisqu’on parle encore de cette pandémie et que le virus actuel en est dérivé.

Autre scénario : il ne se passe rien de grave. Du moins rien que du connu, le prélèvement habituel de la camarde, un peu plus peut-être car les spécialistes prévoient la co-existence de deux grippes. L’habituelle, dite grippe saisonnière (mortalité habituelle : 1 décès pour 1 000 cas dans les pays riches) et la nouvelle – nom de code A (H1N1). Celle-ci semble tuer peu de personnes, mais elles ont des profils auxquels on ne s'attendait pas.

Il ne se passera rien de grave sur le plan de la santé, mais on peut se demander quel sera le coût de l’effet d’annonce. De nombreuses personnes sans pathologie lourde mais qui auront ne serait-ce qu’un soupçon de grippe s’arrêteront de travailler, d'utiliser les transports en commun, d’aller au cinéma, de descendre chez le boulanger à l’heure du petit déjeuner, de faire un tour au marché le samedi matin, en un mot d'avoir une vie sociale et de faire tourner l’économie (diminution prévue du produit intérieur brut : entre 0, 7 et 1 %, selon les estimations). Qui va encore oser embrasser ses enfants, les envoyer à l'école, serrer la main de ses amis, dîner en famille, dire bonjour à ses voisins, prêter un livre ? Bientôt  on votera masqué. Personne ne voudra plus parler à personne puisque le virus se propage par voie respiratoire. Mieux vaut, d'ailleurs, s’arrêter tout de suite de respirer. Après tout c’est le meilleur moyen d’empêcher la contagion.

La gravité sociale se marque aussi par la manière dont on qualifie la grippe. Depuis un siècle elle est prétexte à xénophobie. Pourquoi parler de grippe « espagnole », de grippe « asiatique », de grippe « de Hong-kong » ? Le lieu où elle prend naissance serait-il tabou ? Ce qui rassure c'est qu’elle vienne d’ailleurs. Vous me direz que les temps changent. Comme il n’est pas convenable d’être raciste, voilà que désormais on recrute la gent animale. Grippe « aviaire » est plus diplomatique que grippe « chinoise », grippe « porcine » moins antitouristique que grippe « mexicaine ». C’est le principe du bouc émissaire. Ça fait plus propre et ça dérange moins de monde. Tant pis pour les parcs ornithologiques et les charcutiers.

Autre danger, lié au fait qu’on annonce une grippe sévère. Les personnes fragiles sur le plan psychologique ont peur d’en mourir. De ce fait elles résisteront moins bien à la charge virale. C’est le mécanisme de la prophétie auto-réalisatrice. « Nous avions raison de dire que la grippe serait grave », diront les marchands de parano, « la preuve, elle est grave… » Oui, mais aurait-elle eu le même impact si elle n’avait pas été annoncée avec solennité et grand renfort de médias ?

Sans compter les problèmes liés au vaccin. On le fabrique à la hâte depuis quelque mois, en brûlant les étapes afin qu’il soit prêt mi-octobre, ce qui fait douter certains professeurs de médecine de sa pleine et entière sécurité. Aux USA les laboratoires producteurs de vaccin contre la grippe A (H1N1) et les organisateurs fédéraux de vaccination en masse ont depuis juin 2009 une immunité légale les garantissant contre tout recours juridique. Immunité contre immunité…

Mais je me trompe, la crise actuelle a également des retombées positives : expérimentation du cartable en ligne, économie dynamisée par une vente record de vaccins, de journaux, de mouchoirs à usage unique, de masques, de savons et autres antiseptiques, maîtrise vaccinale de l’absentéisme dans les entreprises. Et surtout, si nous ne nous mouchons pas du coude, nous allons renouer avec l’hygiène. Ce sensationnalisme sans frein va également faire du bien à la télévision et à ses annonceurs car les gens  resteront chez eux plus longtemps… Le principe de précaution, tout a fait légitime, se distille lentement dans nos esprits car les gouvernements font tout ce qu'ils peuvent  pour qu’on ne les prennent pas en grippe. Qui sait ? Le film catastrophe qu’ils sont en train de tourner est peut-être appelé à devenir culte...