En un rien de temps
Par le gardien le lundi 10 mai 2010, 00:00 - Gardimots - Lien permanent
Les hommes ignorent tout de notre présence. Ils ne savent pas qu’un univers feutré, libre, sans complexe, existe au sein de leurs cellules. Nous pensons et ils agissent : peut-être sommes-nous leur inconscient. Certains estiment que nous constituons le peuple véritable, incorporel et sans attache, et que la matière s’est imposée à nous, telle une enveloppe grossière, à l’instant du Big Bang. Avons-nous choisi, il y a treize milliards d’années, de coloniser l'univers en expansion, ou bien les humains, corps fragile et âme en errance, se sont-ils imposés à nous contre notre volonté ? Nul ne peut le dire.
Vous ne connaissez pas le mot année ? C’est celui qu’emploient les hommes pour mesurer le temps. Souvenez-vous : quand vous émergez d’entre leurs molécules, que vous tentez de vous matérialiser à leurs yeux, les événements s'enchaînent au lieu de coexister. Cette étrange mutation se nomme le temps. Les hommes discutent à l'infini sur ce qui sépare, chez eux, un mouvement d’un autre, une action de la suivante, autrement dit, ils parlent volontiers du temps et de sa principale application, le nombre d’années qu’il leur reste à vivre.
On ne peut parler de la mort sans faire intervenir le principe physico-lyrique de la lumière. La théorie en a été émise par Albert Perrin pour désigner un phénomène impalpable, inodore, sans saveur, invisible et qui menace l’univers non gravitationnel dans lequel nous vivons. Croyez-moi, c'est une chance pour nous, dans notre continuum et notre éternité, de pouvoir éviter la matière, la vérité, l’amour, les mauvaises rencontres, les affrontements, l’Évolution. Faisons tout pour conserver notre système, celui qui résiste à la causalité, ennemie du vide dans lequel nous résidons. Nous n'avons pas besoin non plus de la lumière. Il vaut mieux la fuir car elle est susceptible détruire notre civilisation.
L'étrange principe qui la régit a été découvert par hasard. Perrin jouait, sur son violon muet, une musique, arythmique, sans mesure ni tonalité. Une merveille, comme lui seul sait en produire, quand, soudain, une corde céda. Manifestation jusque là inconnue, un bruit se fit entendre. Perrin sut qu’il venait de découvrir un phénomène issu de l'autre monde. Il parvint à le nommer car il avait déjà à son palmarès de longs séjours chez les hommes. Il en est toujours revenu intact et plus instruit. Le bruit sert aux hommes à se repérer dans leur environnement. Il est constitué d’unités de base assez curieuses, vibratoires, sans consistance, les sons. Ils s’en servent pour savoir d’où vient le danger, un concept qu’ils affectionnent. Notre expert ne tient pas à répéter l’expérience, il vient de me le confirmer, encore moins à nous la faire vivre, mais il consent à la décrire afin que nous sachions comment nous en protéger. Pour lui le son est un phénomène dangereux. Il en est de même de la lumière qui s'autodétruit à chaque fois qu'elle produit de l'ombre - et risque de nous attirer dans son vortex.
Essayez d'imaginer en quoi consiste la lumière et ses sept composants, les couleurs. Elles sont à peine identifiables, inutiles et sans attrait. Nous devons nous en méfier afin d'éviter le méchant processus du compte à rebours. Notre équilibre se situe plutôt dans l'intervalle entre les sons, entre les couleurs, là où s'élabore la pensée abstraite. L'intense vacuité est préférable à toute autre considération. Elle conditionne nos chances de survie.
Apprenons à nous méfier des hommes, en tout cas refusons de les imiter. Nous pouvons hanter leur réalité, vivre à travers leurs corps, explorer l’environnement instable dans lequel ils baignent mais, je vous en prie, que ce soit à leur insu et sans reproduire leurs erreurs Continuons à vivre dans nos trous noirs et l’univers sera bien gardé.
Commentaires
Merci pour cette lecture et relecture attentives.
Cela me fait penser à l'univers de Murakami et en particulier à "la fin des temps", un livre dont j'ai "oublié" de parler sur mon blog.
La jonction est dans l'imaginaire.
Cette tension entre le permanent et la contingence laisse peu de place à notre aptitude à penser l'éternité.
Etourdissement, vertige, angoisse...symptômes du temporel, du successif. Je m'étonne toujours cependant que nous soyons capables, d'un trait de plume, de parole, d'humeur, d'abolir les années, de les condenser de telle sorte que leur débordement sur l'émotionnel a la soudaine consistance de la glace. La mort est peut- être de ce côté-là, à savoir ce resserrement, cet ensevelissement du vécu, sous la forme austère et décapante de la biographie. Raphaël, dans la Peau de chagrin (ch.2) prend la parole :"Cette longue et lente douleur qui a duré dix ans peut aujourd'hui se reproduire par quelques phrases dans lesquelles la douleur ne sera qu'une pensée, le plaisir, une réflexion philosophique. Je juge au lieu de sentir."