Pendant très longtemps, Madame Rumpelkou eut deux fils, Paul et Paul. Elle leur avait donné le même prénom afin d'être sûre de ne pas se tromper, car sa mémoire lui jouait des tours. Monsieur Rumpelkou avait bien tenté de protester mais, comme il n'était pas leur père, elle avait estimé, une fois pour toutes, qu'elle pouvait se passer de son avis.

Madame Rumpelkou avait mis au monde deux artistes, chacun dans son genre, et qui avaient vécu de leur passion  jusqu'à en perdre la vie. Paul était doux et tendre ; Paul, de son côté, avait un caractère bien trempé et plutôt excessif. « Le poète et le sacripant», comme elle aimait à les appeler. Paul s’était fait remarquer par une scolarité exemplaire alors que Paul avait eut un parcours chaotique, truffé de punitions et de renvois. Paul était jardinier-paysagiste et son frère Paul avait choisi le métier de cascadeur. Ceci ne les empêcha pas de disparaître le même jour, dans des circonstances tout à fait semblables. Par une curieuse coïncidence Paul eut la poitrine transpercée par une fourche sur laquelle il avait trébuché et Paul, à quelques kilomètres de distance, par un sabre de combat. Le double malheur arriva au moment de la floraison des pivoines, dont Paul était un spécialiste reconnu, et pendant le tournage d'un film pour la télévision, dans lequel Paul était gladiateur. Inutile de dire que leur mère fut désespérée et que ses perpétuelles invectives contre monsieur Rumpelkou ne suffirent pas à lui faire oublier ses fils. Il n'y avait que leur prénom qui, par moments, avait du mal à revenir à son esprit.

Cette similitude dans la mort fit beaucoup jaser. Elle était d'autant plus frappante que Paul et Paul ne se ressemblaient pas. Paul avait de longs cheveux blonds, bouclés et soyeux, alors que son frère était chauve. Les traits de l’un étaient plutôt fins, l’autre avait un visage dur et marqué par le temps. Paul avait les yeux bleus, tandis que ceux de Paul étaient couleur noisette. Certes, ils avaient à peu près la même voix mais comme ils n'avaient jamais vécu ensemble, Madame Rumpelkou était la seule à se poser la question. Paul avait 22 ans au moment de la naissance de Paul et ils se connaissaient à peine.

D'habitude, quand je raconte cette histoire, les gens s'imaginent qu'ils étaient jumeaux. Je peux vous assurer du contraire, car je suis leur cousin Paul, né le jour de leur disparition. On dit qu'il y a entre nous un air de famille, mais personne ne sait si je ressemble à Paul ou à Paul, au poète ou au sacripant.