Mars ou crève
Par le gardien le lundi 17 décembre 2007, 00:00 - Gardimots - Lien permanent
Né à Zurich sur la bonne rive du lac, celle qu'on appelle "la Rive dorée", il grandit au sein d'une famille aisée où règne une harmonie si parfaite qu'il en mourra. Enfant tranquille, poli, résigné, "terriblement sage", il ne jure jamais, évite tout ce qui pourrait être grossier, impur. C'est un petit adulte qui vit dans une somptueuse villa où l'on aime "à être correct plutôt que vivant". Les tabous, les non-dits, les mensonges font que sa jeunesse se déroule sans histoire.
Une fois parvenu à l'âge d'homme il est seul, atrocement seul, et d'une timidité maladive. Il n'a aucune vie sexuelle, laquelle lui paraît répugnante aussi bien avec les femmes qu'avec les hommes. D'ailleurs il éprouve un sentiment de honte pour les réalités du corps, le mot même lui est insupportable. Il redoute sa propre nudité. Il a peur de rougir, ce qui provoque facilement, chez lui, une rougeur émotive. Il considère son cancer comme le résultat logique et implacable de sa vie sans relief, où le désir est interdit. Sans relief mais non sans joie car, s'il est lui-même dépressif et névrosé, il n'en est pas moins, à l'époque où il est étudiant en linguistique, l'ordonnateur des fêtes de ses camarades.
Il raconte son histoire pour tenter de découvrir comment il a pu être victime d'un lymphome malin, en quelque sorte il cherche à comprendre pourquoi il est sur le point de mourir libéré. Après une longue hésitation il tente de se sauver lui-même par la psychothérapie : elle lui permettra au moins de comprendre son histoire, si ce n'est de s'en débarrasser. Elle lui donne l'occasion d'inventer des expressions qui le protègent et nous donnent les clés de sa vie intérieure : "idiotie affective", "désespéré normal", "garant du milieu bourgeois cancérigène". Elles montrent à quel point ses défenses - le véritable fil rouge du livre, - constituent autant d'îlots de résistance.
Il écrit sous le pseudonyme de Fritz Zorn (colère) mais son patronyme est Fritz Angst (peur, angoisse). Choisi ou hérité, le nom derrière lequel il abrite sa désespérance est pétri de connotations négatives, encore que la colère constitue un progrès par rapport à l'angoisse. C'est un premier pas, une tentative symbolique pour aller vers l'extériorisation. Il est en colère contre la société policée, les banquiers suisses, la vie qui ne sait pas le retenir. La révolte est en marche, la haine gronde, la révolution pourrait bien avoir lieu, à moins que l'appel au Diable ne soit une tentation trop forte. En tout cas, de son aveu même, il est en état de "guerre totale".
La distance entre ce qui est exprimé et la réalité sous-jacente est sans doute ce qui fait tout l'intérêt de cette écriture froide, distanciée, comme détachée. L'extrême solitude, le manque d’amour, la négation des besoins sont analysés avec précision. Fritz décrit son refoulement natif, l'éducation rigide et conformiste qui va le tuer, sans jamais obliger le lecteur à entrer dans son désespoir, sans rechercher la compassion. Décrivant sa maladie il va jusqu'à employer la métaphore du nazisme. Il stigmatise les "bonnes intentions" de ses parents qu'il compare aux "bons Allemands" qui, dans les camps de concentration, n'avaient fait qu'exécuter les ordres du Führer. Comme il le dit lui-même, il "a été éduqué à mort" et cependant il est prêt à leur pardonner. Hélas pour lui, il nous quitte au moment où il est au bord de mettre des mots sur ce qui lui arrive : "Chaque chose a son nom, la mort a aussi le sien." Un tel livre, que la pudeur interdit de qualifier de littérature, encore moins de chef d'œuvre, ne laisse pas indifférent. Sa lecture est l'occasion de prendre une leçon de vie et ce n'est pas le moindre de ses paradoxes.
à la fois semblable et différent.]
Commentaires
Merci de nous donner envie de lire ce livre. L'homme est une machine complexe et il ne suffit pas d'avoir tout le confort pour vivre bien. La rive dorée du lac de Zurich peut être plus néfaste qu'un bidonvile.
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Cela me rappelle les paroles de Friedrich Dürrenmatt, le grand écrivain suisse, qui, quelque jours avant sa mort recevait Vaclav Havel au palais fédéral : « La Suisse est une prison où chaque prisonnier fait preuve de sa liberté en étant lui-même son propre gardien » Dürrenmatt a filé la métaphore "Suisse = prison" forçant les conseillers fédéraux à quitter la salle, paraît-il.
Effectivement ce livre devrait te plaire par sa rigueur. Vendredi j'en affiche un autre complètement différent, quoique sur le même sujet. Ça nous entraînera du côté de l'Autriche.
Je vous invite à consulter les paroles de la chanson La Suisse. Le prochain billet est sur Thomas Bernhardt, ou Elfriede Jelinek?
Non. Une franco-hongro-autrichienne. Quant à la chanson, elle est intéressante. Ça ne m'empêche pas d'avoir des amis Suisses et de les apprécier.
Refouler, réprimer, expirer...La pureté a le coupant du verre, elle creuse en soi un sillon de douleur indicible, qui érode la chair. Corps propre au linceul,coeur d'insurgé,au seuil des heures qui comptent enfin, cet instant de glorieuse révolte qui consume les dernières forces a l'incandescence d'une vie à vous réchauffer le monde.
Réchauffer le monde... Ça c'est pour le livre de vendredi prochain.
Non. C'est une personne décédée en 2007, très connue de certains et pas d'autres. Je ne la connaissais pas avant qu'on me fasse lire son dernier livre.
Effectivement : ne pas se pencher. C'est ce mystère, un peu comme un futur intérieur, qui fait la beauté de la vie.
Pathétique,acrobatique, vertigineux, le long commentaire de "Ce qui résonne" souligne, ce me semble, l'inanité de ce que nous pensons être essentiel...Mais il ne faut pas le chuchoter aux oreilles des enfants, surtout en cette période! N'avons-nous pas, pour vivre, besoin de quelque utopie? Tout ce que nous accumulons en connaissances et expériences sera voué à la destruction. Nous le savons, mais nous l'oublions, cet oubli est une amnésie salutaire, volontaire ou instinctive. Enfant, il me paraissait que la chose la plus scandaleuse était, avec la disparition de mes maîtres, la perte de leur savoir, accumulé dans un travail de sacerdoce.Cependant, je me suis aperçu, depuis, que des relais étaient prêts à fonctionner, pour sauvegarder telle culture, tel cheminement,que l'humus s'enrichissait sous nos ombres invisibles du souffle de notre passage,que la mort n'arrêterait rien, qu'il ne fallait donc pas s'incliner devant son pouvoir illusoire. Ainsi que le suggère notre Garde, la vie a l'élégance de nous laisser un peu de nos doutes en ultime héritage.
Le mot clé est effectivement "savoir". C'est lui qui nous tient, c'est lui que nous pouvons recevoir et transmettre. Qui nous donne l'humilité de croire en la vie.
Quand j'ai lu "mars", il y a longtemps déjà, j'étais jeune, j'ai été ébranlée, véritablement. Il me semble que jamais je n'avais lu de récit d'une telle souffrance, sauf peut-être "si c'est un homme" de Primo lévi, dans un autre domaine bien sur.
Hallucinant de douleur, de rancoeur, d'échec, Cela m'avait aussi fait l'effet de l'embrasement d'une torchère.
Brutalement, alors qu'il va mourir, l'intelligence du narrateur prend la mesure de ce qu'il a vécu et "s'éveille" à une compréhension globale des choses, la société qui l'entoure, la vie qu'il a menée, ce qu'il a cru, ce qu'il a accepté de ne pas voir, etc.
C'est une bonne chose que "Mars" ressorte en poche car il a longtems été épuisé mais ce n'est sans doute pas à lire par temps de déprime...
"Narrateur" est un terme plutôt utilisé pour parler de la personne fictive qui raconte une histoire à la première personne dans un roman. Ici il s'agit d'un récit autobiographique.
Si c'est un homme, cet autre récit autobiographique que toute personne consciente que l'horreur est toujours possible devrait avoir lu, est encore plus dramatique. C'est l'enfer sur Terre.
J'ai délibérément choisi le "narrateur" car il a fait oeuvre de sa vie. Si pas un mot, pas une virgule de ce qui est dans "Mars" n'échappe à ce qui a été sa réalité, il reste à mes yeux le narrateur de sa propre vie, du fait même de l'écrire.
Ceci étant, vous avez parfaitement raison car c'est peut-être un abus de ma part ;)
Non, avec ces précisions je trouve que le terme de "narrateur" convient. Dans la mesure où c'est un véritable écrivain on peut le considérer effectivement comme le narrateur de sa vie.