Mars est le titre bref et
guerrier d'un essai autobiographique dans lequel Fritz Zorn (1944-1976) analyse
de manière simple et lucide le lien entre son cancer et son éducation. Il est
mort à trente-deux ans, le jour même où son éditeur devait venir à l'hôpital
lui annoncer qu'il acceptait son manuscrit. Il ne saura jamais qu'il a laissé
un livre important.
Né à Zurich sur la bonne rive du lac, celle qu'on appelle "la Rive dorée", il
grandit au sein d'une famille aisée où règne une harmonie si parfaite qu'il en
mourra. Enfant tranquille, poli, résigné, "terriblement sage", il ne jure
jamais, évite tout ce qui pourrait être grossier, impur. C'est un petit adulte
qui vit dans une somptueuse villa où l'on aime "à être correct plutôt que
vivant". Les tabous, les non-dits, les mensonges font que sa jeunesse se
déroule sans histoire.
Une fois parvenu à l'âge d'homme il est seul, atrocement seul, et d'une
timidité maladive. Il n'a aucune vie sexuelle, laquelle lui paraît répugnante
aussi bien avec les femmes qu'avec les hommes. D'ailleurs il éprouve un
sentiment de honte pour les réalités du corps, le mot même lui est
insupportable. Il redoute sa propre nudité. Il a peur de rougir, ce qui
provoque facilement, chez lui, une rougeur émotive. Il considère son cancer
comme le résultat logique et implacable de sa vie sans relief, où le désir est
interdit. Sans relief mais non sans joie car, s'il est lui-même dépressif et
névrosé, il n'en est pas moins, à l'époque où il est étudiant en linguistique,
l'ordonnateur des fêtes de ses camarades.
Il raconte son histoire pour tenter de découvrir comment il a pu être victime
d'un lymphome malin, en quelque sorte il cherche à comprendre pourquoi il est
sur le point de mourir libéré. Après une longue hésitation il tente de se
sauver lui-même par la psychothérapie : elle lui permettra au moins de
comprendre son histoire, si ce n'est de s'en débarrasser. Elle lui donne
l'occasion d'inventer des expressions qui le protègent et nous donnent les clés
de sa vie intérieure : "idiotie affective", "désespéré normal", "garant du
milieu bourgeois cancérigène". Elles montrent à quel point ses défenses - le
véritable fil rouge du livre, - constituent autant d'îlots de résistance.
Il écrit sous le pseudonyme de Fritz Zorn (colère) mais son patronyme est Fritz
Angst (peur, angoisse). Choisi ou hérité, le nom derrière lequel il abrite sa
désespérance est pétri de connotations négatives, encore que la colère
constitue un progrès par rapport à l'angoisse. C'est un premier pas, une
tentative symbolique pour aller vers l'extériorisation. Il est en colère contre
la société policée, les banquiers suisses, la vie qui ne sait pas le retenir.
La révolte est en marche, la haine gronde, la révolution pourrait bien avoir
lieu, à moins que l'appel au Diable ne soit une tentation trop forte. En tout
cas, de son aveu même, il est en état de "guerre totale".
La distance entre ce qui est exprimé et la réalité sous-jacente est sans doute
ce qui fait tout l'intérêt de cette écriture froide, distanciée, comme
détachée. L'extrême solitude, le manque d’amour, la négation des besoins sont
analysés avec précision. Fritz décrit son refoulement natif, l'éducation rigide
et conformiste qui va le tuer, sans jamais obliger le lecteur à entrer dans son
désespoir, sans rechercher la compassion. Décrivant sa maladie il va jusqu'à
employer la métaphore du nazisme. Il stigmatise les "bonnes intentions" de ses
parents qu'il compare aux "bons Allemands" qui, dans les camps de
concentration, n'avaient fait qu'exécuter les ordres du Führer. Comme il le dit
lui-même, il "a été éduqué à mort" et cependant il est prêt à leur pardonner.
Hélas pour lui, il nous quitte au moment où il est au bord de mettre des mots
sur ce qui lui arrive : "Chaque chose a son nom, la mort a aussi le sien." Un
tel livre, que la pudeur interdit de qualifier de littérature, encore moins de
chef d'œuvre, ne laisse pas indifférent. Sa lecture est l'occasion de prendre
une leçon de vie et ce n'est pas le moindre de ses paradoxes.