Je termine mon troisième verre et m'installe
une dernière fois devant mon ordinateur. Je veux, avant de rejoindre la mère
Noël, vérifier que tout se passe bien.
Un courriel, cependant, vient troubler ma
tranquillité.
Père Noël, tu envoies les jouets aux enfants par Internet au lieu de les
apporter toi-même. Si tu ne viens pas me voir cette nuit je le dirai à tout le
monde.
La menace est plus insolite que sérieuse. Le monde entier est au courant
- sauf les enfants, j'espère - puisque j'ai reçu plus de commandes qu'il
n'y a de sapins sur la Terre. En guise de signature une laconique adresse MSN :
<theo@orange.fr>. Curieux, pour un maître-chanteur. Je me prépare un café
très fort et j’appelle.
Surprise. À l’autre bout de la caméra, un enfant. Il paraît avoir six ans, un
grand front, des yeux qui pétillent.
- Qui es-tu ?
- Je m’appelle Théophraste.
Il a une petite voix haut perchée.
- Bonjour Théophraste. Que puis-je pour toi ?
- Tout à l’heure un monsieur qui te ressemble a livré une grosse boîte, mais je
ne l'ai pas ouverte. Je veux que tu viennes en personne m'en apporter une
autre…
- C’était bien moi, je t’assure…
- Tu me prends pour un bébé ? Tu donnes les cadeaux. Tu n’aurais pas réclamé un
paiement par carte bleue. Et puis j’ai tiré sur la barbe du monsieur. Elle
était fausse.
La mienne se dilate et ondule. Pensant l'amuser je prends une voix
tremblante.
- J’ai très peur, tu sais.
- Tu as raison. Si tu ne viens pas immédiatement, tous les enfants du monde
vont être au courant.
- Et comment comptes-tu réussir ton coup ? Tu vas faire une conférence de
presse ? Une émission de télévision ? Un lâcher de pigeons ?
- Non, je vais en parler à Maman et elle m'aidera. Mes copains disent que tu
n’existes pas, mais moi je sais qu’ils se trompent.
- Ah bon. Tu me fais très plaisir. Il est tard, je crois que je vais aller me
coucher.
- Père Noël, si tu venais me voir je pourrais tirer sur ta barbe et je serais
sûr que tu existes vraiment.
- Sans doute. Mais pourquoi irais-je ? Il y a des millions d’enfants qui
voudraient bien m’inviter chez eux…
- Oui, mais moi je suis ton fils.
- Tu as beaucoup d’imagination, Théophraste. Tu n’as pas de papa ?
- Si, c’est toi. Maman me l’a dit.
Derrière lui, une photo, celle d'une jeune femme aux yeux verts et au sourire
en pointe de diamant. Un tendre souvenir, soudain, remonte à ma mémoire.
- Où habites-tu ?
- En France, à Saint-Nicolas-sur-Turdine.
Me voilà en pleine dérive. Il est exact qu’il y a sept ans, une nuit de Noël,
j’ai pris un peu de retard dans mes livraisons. Clémentine était si belle. Si
seule pour veiller sur sa petite fille…
- Tu as une grande sœur ?
- Oui.
- Quel est son prénom ?
- Zoé.
- J’arrive, Théophraste. Ne t'endors pas.
Je choisis dans ma réserve le plus beau jouet du monde, un âne grandeur nature
au pelage gris et blanc, très doux, avec des oreilles faites pour les
confidences. J’attelle mes rennes, je me sers un dernier verre, et je pars dans
mon traîneau à clochettes à la rencontre du petit garçon.
La mère Noël attendra.