Monsieur le Biologiste,
Je vous écris sur les conseils de mon psychologue scolaire. Je le vois depuis la rentrée car je suis un garçon assez agité. Il paraît aussi que je pose toutes sortes de questions, que je n’écoute pas les réponses et que je raconte des histoires.
J’ai 13 ans et je suis nul en maths. Les autres matières, je ne vous en parle même pas. Il n’y a qu’en sport que je suis vraiment bon. Ce que je préfère c’est le 100 m nage libre.
Tout le monde dit que je suis doué et que je pourrais réussir dans n'importe quel domaine si je m'en donnais la peine. Plus tard je voudrais être probabiliste. Pour cela il faut faire des études de mathématiques appliquées, mais voilà, je ne crois plus au hasard depuis que Jean-Baptiste est mort au cours d’un jeu du foulard qui a mal tourné. On avait tiré au sort pour savoir qui commencerait et c’est tombé sur lui. Vous seul et Einstein pouvez m’aider, d’après ce que dit le psy. Einstein je ne sais pas où il est. En revanche, j'ai retrouvé votre nom et votre adresse grâce à la loi XY, qui autorise la communication de leur dossier aux bébés éprouvette.
Au moment où je suis né (2009), on venait de mettre au point une sorte de fécondation artificielle sous microscope. D’après ce que je comprends vous avez pris un spermatozoïde dans le sperme de mon papa et vous l’avez introduit dans un ovule de ma maman. Vous voyez : je ne suis pas si nul que ça. Dans la méthode naturelle (quand le papa et la maman font comme dans les films) l’enfant à naître est choisi par le hasard. Ma prof de Sciences et Vie de la Terre me l’a dit : le spermatozoïde qui gagne la compétition c’est celui qui nage le plus vite.
Dans mon cas c’est un peu différent. Vous l’avez sélectionné vous-même et je ne sais pas si je dois vous remercier. Pouvez-vous me dire, monsieur le biologiste, comment vous avez décidé que ce serait moi ?
Merci pour votre réponse.
Anatole.
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Je te remercie beaucoup pour ta lettre et je te réponds très vite.
Je te trouve un peu jeune pour comprendre ces choses là mais comme ta question est précise, j’en conclus que tu peux entendre la réponse. S’il y a un point qui reste obscur dans mon explication demande à ton professeur.
J’étais très ému au moment d’agir. Je m’en souviens comme si c'était hier car c’était la première fois que je réalisais la technique FIV avec ICSI (c’est le nom exact), grâce à laquelle j’ai, en quelque sorte, marié l'ovule et le spermatozoïde d'où tu es né. Pour répondre avec exactitude j'étais très indécis sur la manière de sélectionner le spermatozoïde vainqueur et ça m’impressionnait tellement que je tremblais un peu. Je dois dire que, dans ma hâte, j’ai cassé le tube fourni par ton papa. J’étais très gêné et je n’avais pas envie que ça se sache. J’ai alors produit moi-même la graine victorieuse sans rien dire à personne. Comment t’ai-je choisi ? J’ai regardé au microscope et j’ai, pour imiter la nature, prélevé le spermatozoïde qui nageait le plus vite, comme le dit ton professeur.
Je suis content de savoir qu’ils t’ont appelé Anatole.
Je t’embrasse.
Léon.
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J’ai montré votre réponse à ma prof de SVT. La dernière fois j'ai « oublié » de préciser qu’elle est aussi ma maman. Puisque nous sommes presque de la même famille je peux vous le dire aujourd’hui.
Maman pense que vous avez bien fait de me faire naître vous-même puisqu’elle a divorcé d’avec mon papa dès ma naissance. Elle me demande de vous dire que vous pouvez passer à la maison quand vous voulez. Elle ne se souvient pas de vous mais déclare que votre prénom lui plaît.
Anatole.
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Ce qui m’ennuie le plus c’est que tu sois, comme tu le dis toi-même, un spécialiste des histoires inventées. Qu’y a-t-il de vrai, qu’y a-t-il de faux dans ce que tu m’écris ? J’aimerais le savoir avant de te répondre pour de bon.
Léon.
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Anatole n’est pas toujours facile à vivre, mais il a une qualité, c’est sa franchise. Il a fait son enquête et vous a retrouvé tout seul. C’est seulement par la suite qu’il m’a demandé de l’aide pour rédiger ses lettres. Il fait autant de fautes qu’un curé peut en bénir et c'est bien la première fois que ça le dérange.
Je peux vous assurer que mon souhait est authentique et sincère. Nous avons fait un enfant ensemble, après tout. Vous comprendrez que dans ces conditions je puisse avoir le désir de vous rencontrer.
Bien à vous,
Martha.
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Me permettez-vous de vous appeler Martha ? Si nous devons aller plus loin dans nos relations autant commencer tout de suite. Laissons tomber les conventions. Je veux bien me rendre chez vous la semaine prochaine, si ça vous convient. Je redoute un peu cette rencontre car, après tout, ma conduite, il y a 14 ans, n’a été ni scientifiquement ni déontologiquement correcte. Je vous demande de me pardonner.
Avec mes salutations les plus attentives,
Léon.
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Vous ne pouvez pas savoir à quel point je considère finalement votre « manip » comme une bonne surprise. Neuf mois après ma visite dans votre laboratoire mon entente avec mon mari s’est soudain détériorée. La séparation a quasiment tourné au drame. C’est la naissance d’Anatole qui a tout déclenché. Déjà, pendant l’accouchement mon mari est resté dans le couloir. Impossible de le décider à venir auprès de moi dans la salle de travail. Il craignait le pire, disait-il, parce qu’on ne sait jamais, le bébé pouvait ruiner sa carrière. Il était hardeur professionnel et si le public apprenait qu’il avait un enfant personne n’achèterait plus ses DVD. Quand il a vu le bébé pour la première fois tout ce qu’il a trouvé à dire c’est : « Quel drôle de cœlacanthe », parce qu'il le trouvait un peu fripé. Il a fait ses valises le soir même et quand nous sommes arrivés à la maison, cinq jours plus tard, il avait disparu. D’après ce que je sais il s’est fait pousser des seins et se produit à Rio de Janeiro dans les boîtes de nuit.
Venez me voir dimanche prochain vers midi et je vous en dirai plus. Je peux d'ores et déjà vous révéler qu’Anatole, qui n’a jamais vu mon ex, est impatient de faire votre connaissance. Il n’ose plus vous écrire de peur de tout gâcher.
Martha.
PS. Ma spécialité c’est le poulet à l’estragon. J’espère que vous aimez ça…
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C'est avec plaisir que j'accepte votre invitation. J'apporterai un gâteau de ménage, le dessert traditionnel de Franche-Comté.
Avec amitié, curiosité et, je l'avoue, un brin d'impatience.
Léon.
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Que d’émotion dimanche dernier. Je ne m’attendais pas à ce qui s’est passé. D’abord je vous ai trouvés tous les deux très spontanés, très naturels. Je ne pense pas me tromper en disant que vous aviez envie de me faire bonne impression. Votre maison est accueillante et la cuisine y est pleine de délicieuses surprises.
J’ai dit oui sans trop réfléchir et c'est sans doute ce que j'avais de mieux à faire. En tout cas l’expérience mérite d’être tentée. Vivre avec Martha et finir d’élever Anatole pour qu’il devienne un homme décidé, mathématicien hors pair et éleveur de serpents ? Pourquoi pas… Il se trouve que je suis libre et que je me demandais depuis quelque temps déjà si je n’aimerais pas finir pas dans la peau d’un papa… Comme j’approche la cinquantaine, ce n’est pas plus mal qu’Anatole soit déjà sorti de son cocon. J'essaierai de jouer les prolongations afin de l'accompagner aussi longtemps que possible dans sa vie d'adulte.
En ce qui concerne les serpents ce n’est pas vraiment ma tasse de thé, mais pas non plus un réel problème. J’apprendrai à vivre avec vous et avec eux. Vous me montrerez comment les reconnaître, les manier, les nourrir. Je pourrais faire moi-même les dosages nécessaires, et contribuer à leur bonne santé. Je suis aussi un spécialiste des souris. Ça pourra servir pour améliorer leur ordinaire.
Les spécimens que j’ai vus chez vous m’ont fait un peu peur, surtout le crotale, mais, grâce à vous deux, mieux je connaîtrai les serpents plus je m’habituerai à eux, je suppose. Plus je serai familier avec votre univers plus il me sera facile, également, de vivre avec vous.
Et surtout, puisque nous avons décidé d’inverser l’ordre des facteurs, je suis sûr que je finirai par vous aimer.
Léon.