Le père Noël et son ordinateur
La neige tombe en abondance, comme si le Groenland avait besoin de ce décor magique pour devenir le reflet du monde. La nuit sera plus blanche que jamais.

Tout est prêt. Je ne regrette pas d’être resté chez moi, bien au chaud, confortablement installé dans mon fauteuil, à regarder la messe de minuit à la télévision en me demandant s’il y a encore des enfants qui croient en moi. Depuis le temps que je fréquente les toits du monde, que je me noircis les épaules au creux des cheminées, j’ai tout vu, tout su, tout lu. Au début, dans les années 1860, ça m’amusait de livrer des jouets aux enfants. Je courais la planète en tous sens, fier d'accomplir ma mission. Et pourtant je n’avais pas le temps, encore moins l’autorisation, d’assister à leur joie au moment de l’ouverture des cadeaux. J’avais tout juste le droit de laisser les plus curieux entrapercevoir ma houppelande rouge au fond d’un couloir ou derrière une vitre gelée. La charge était écrasante et la fatigue, au fil du temps, a eu raison de mon enthousiasme.

Il y a quelque mois, je me suis lancé dans un vaste projet. Pourquoi devrais-je continuer à livrer la marchandise alors qu’Internet me permet d’optimiser ma tâche ? Désormais je reçois des commandes, je contacte les sociétés de service par correspondance et je fais tout livrer par UPS dans la nuit du 24 au 25. Grâce aux moteurs de recherche je me tiens au courant des jouets nouveaux, des livres à musique, des peluches dernier cri. Quand mes clients arrivent sur mon site avec leur liste de courses, ils peuvent faire leur choix en quelques clics. Il m’a suffit d’envoyer un milliard de courriels pour voir affluer les commandes. Je ne parle que le groenlandais, le danois, l’anglais, le français. Avec ça je me débrouille, car je n’ai besoin que de quelques informations pour fonctionner : le ou les produits à livrer, la somme due, le mode de paiement, le nom et l’adresse du destinataire.

Ça me coûte un peu plus cher que prévu car, au dernier moment, j’ai eu l’idée de faire habiller les livreurs en Pères Noël. Je suis sûr qu’ils ont à cœur de jouer mon rôle aussi bien que moi, et que les enfants adorent les accueillir sur le pas de leur porte. De mon côté je ne me salis plus la barbe, et je peux passer une douce nuit entre ma bouteille d’akvavit et mon feu de buches craquantes.

Je suis d'autant plus fier de mon idée que j’ai obtenu, pour les enfants pauvres, le financement de l’UNICEF. Pour les autres je reçois un versement électronique que je rétrocède à mes fournisseurs, tout en prélevant une petite différence, mentionnée sur mes factures au titre des frais de comptabilité. En trois mois je suis devenu le client privilégié des industriels du jouet, des éditeurs et des banques. Sans doute le numéro un mondial. Je suis en passe de devenir un des hommes les plus riches de la planète.

*

Je termine mon troisième verre et m'installe une dernière fois devant mon ordinateur. Je veux, avant de rejoindre la mère Noël, vérifier que tout se passe bien.

Un courriel, cependant, vient troubler ma tranquillité.

Père Noël, tu envoies les jouets aux enfants par Internet au lieu de les apporter toi-même. Si tu ne viens pas me voir cette nuit je le dirai à tout le monde.

La menace est plus insolite que sérieuse.  Le monde entier est au courant - sauf les enfants,  j'espère - puisque j'ai reçu plus de commandes qu'il n'y a de sapins sur la Terre. En guise de signature une laconique adresse MSN : <theo@orange.fr>. Curieux, pour un maître-chanteur. Je me prépare un café très fort et j’appelle.

*

Surprise. À l’autre bout de la caméra, un enfant. Il paraît avoir six ans, un grand front, des yeux qui pétillent.
- Qui es-tu ?
- Je m’appelle Théophraste.

Il a une petite voix haut perchée.
- Bonjour Théophraste. Que puis-je pour toi ?
- Tout à l’heure un monsieur qui te ressemble a livré une grosse boîte, mais je ne l'ai pas ouverte. Je veux que tu viennes en personne m'en apporter une autre…
- C’était bien moi, je t’assure…
- Tu me prends pour un bébé ? Tu donnes les cadeaux. Tu n’aurais pas réclamé un paiement par carte bleue. Et puis j’ai tiré sur la barbe du monsieur. Elle était fausse.

La mienne se dilate et ondule. Pensant l'amuser je prends une voix tremblante.

- J’ai très peur, tu sais.
- Tu as raison. Si tu ne viens pas immédiatement, tous les enfants du monde vont être au courant.
- Et comment comptes-tu réussir ton coup ? Tu vas faire une conférence de presse ? Une émission de télévision ? Un lâcher de pigeons ?
- Non, je vais en parler à Maman et elle m'aidera. Mes copains disent que tu n’existes pas, mais moi je sais qu’ils se trompent.
- Ah bon. Tu me fais très plaisir. Il est tard, je crois que je vais aller me coucher.
- Père Noël, si tu venais me voir je pourrais tirer sur ta barbe et je serais sûr que tu existes vraiment.
- Sans doute. Mais pourquoi irais-je ? Il y a des millions d’enfants qui voudraient bien m’inviter chez eux…
- Oui, mais moi je suis ton fils.
- Tu as beaucoup d’imagination, Théophraste. Tu n’as pas de papa ?
- Si, c’est toi. Maman me l’a dit.

Derrière lui, une photo, celle d'une jeune femme aux yeux verts et au sourire en pointe de diamant. Un tendre souvenir, soudain, remonte à ma mémoire.

- Où habites-tu ?
- En France, à Saint-Nicolas-sur-Turdine.

Me voilà en pleine dérive. Il est exact qu’il y a sept ans, une nuit de Noël, j’ai pris un peu de retard dans mes livraisons. Clémentine était si belle. Si seule pour veiller sur sa petite fille…

- Tu as une grande sœur ?
- Oui.
- Quel est son prénom ?
- Zoé.
- J’arrive, Théophraste. Ne t'endors pas.

Je choisis dans ma réserve le plus beau jouet du monde, un âne grandeur nature au pelage gris et blanc, très doux, avec des oreilles faites pour les confidences. J’attelle mes rennes, je me sers un dernier verre, et je pars dans mon traîneau à clochettes à la rencontre du petit garçon.

La mère Noël attendra.