Le Noël de Théophraste
Par le gardien le vendredi 25 décembre 2009, 00:00 - Gardimots - Lien permanent
Tout est prêt. Je ne regrette pas d’être resté chez moi, bien au chaud, confortablement installé dans mon fauteuil, à regarder la messe de minuit à la télévision en me demandant s’il y a encore des enfants qui croient en moi. Depuis le temps que je fréquente les toits du monde, que je me noircis les épaules au creux des cheminées, j’ai tout vu, tout su, tout lu. Au début, dans les années 1860, ça m’amusait de livrer des jouets aux enfants. Je courais la planète en tous sens, fier d'accomplir ma mission. Et pourtant je n’avais pas le temps, encore moins l’autorisation, d’assister à leur joie au moment de l’ouverture des cadeaux. J’avais tout juste le droit de laisser les plus curieux entrapercevoir ma houppelande rouge au fond d’un couloir ou derrière une vitre gelée. La charge était écrasante et la fatigue, au fil du temps, a eu raison de mon enthousiasme.
Il y a quelque mois, je me suis lancé dans un vaste projet. Pourquoi devrais-je continuer à livrer la marchandise alors qu’Internet me permet d’optimiser ma tâche ? Désormais je reçois des commandes, je contacte les sociétés de service par correspondance et je fais tout livrer par UPS dans la nuit du 24 au 25. Grâce aux moteurs de recherche je me tiens au courant des jouets nouveaux, des livres à musique, des peluches dernier cri. Quand mes clients arrivent sur mon site avec leur liste de courses, ils peuvent faire leur choix en quelques clics. Il m’a suffit d’envoyer un milliard de courriels pour voir affluer les commandes. Je ne parle que le groenlandais, le danois, l’anglais, le français. Avec ça je me débrouille, car je n’ai besoin que de quelques informations pour fonctionner : le ou les produits à livrer, la somme due, le mode de paiement, le nom et l’adresse du destinataire.
Ça me coûte un peu plus cher que prévu car, au dernier moment, j’ai eu l’idée de faire habiller les livreurs en Pères Noël. Je suis sûr qu’ils ont à cœur de jouer mon rôle aussi bien que moi, et que les enfants adorent les accueillir sur le pas de leur porte. De mon côté je ne me salis plus la barbe, et je peux passer une douce nuit entre ma bouteille d’akvavit et mon feu de buches craquantes.
Je suis d'autant plus fier de mon idée que j’ai obtenu, pour les enfants pauvres, le financement de l’UNICEF. Pour les autres je reçois un versement électronique que je rétrocède à mes fournisseurs, tout en prélevant une petite différence, mentionnée sur mes factures au titre des frais de comptabilité. En trois mois je suis devenu le client privilégié des industriels du jouet, des éditeurs et des banques. Sans doute le numéro un mondial. Je suis en passe de devenir un des hommes les plus riches de la planète.
Père Noël, tu envoies les jouets aux enfants par Internet au lieu de les apporter toi-même. Si tu ne viens pas me voir cette nuit je le dirai à tout le monde.
La menace est plus insolite que sérieuse. Le monde entier est au courant - sauf les enfants, j'espère - puisque j'ai reçu plus de commandes qu'il n'y a de sapins sur la Terre. En guise de signature une laconique adresse MSN : <theo@orange.fr>. Curieux, pour un maître-chanteur. Je me prépare un café très fort et j’appelle.
Surprise. À l’autre bout de la caméra, un enfant. Il paraît avoir six ans, un grand front, des yeux qui pétillent.
- Qui es-tu ?
- Je m’appelle Théophraste.
Il a une petite voix haut perchée.
- Bonjour Théophraste. Que puis-je pour toi ?
- Tout à l’heure un monsieur qui te ressemble a livré une grosse boîte, mais je ne l'ai pas ouverte. Je veux que tu viennes en personne m'en apporter une autre…
- C’était bien moi, je t’assure…
- Tu me prends pour un bébé ? Tu donnes les cadeaux. Tu n’aurais pas réclamé un paiement par carte bleue. Et puis j’ai tiré sur la barbe du monsieur. Elle était fausse.
La mienne se dilate et ondule. Pensant l'amuser je prends une voix tremblante.
- J’ai très peur, tu sais.
- Tu as raison. Si tu ne viens pas immédiatement, tous les enfants du monde vont être au courant.
- Et comment comptes-tu réussir ton coup ? Tu vas faire une conférence de presse ? Une émission de télévision ? Un lâcher de pigeons ?
- Non, je vais en parler à Maman et elle m'aidera. Mes copains disent que tu n’existes pas, mais moi je sais qu’ils se trompent.
- Ah bon. Tu me fais très plaisir. Il est tard, je crois que je vais aller me coucher.
- Père Noël, si tu venais me voir je pourrais tirer sur ta barbe et je serais sûr que tu existes vraiment.
- Sans doute. Mais pourquoi irais-je ? Il y a des millions d’enfants qui voudraient bien m’inviter chez eux…
- Oui, mais moi je suis ton fils.
- Tu as beaucoup d’imagination, Théophraste. Tu n’as pas de papa ?
- Si, c’est toi. Maman me l’a dit.
Derrière lui, une photo, celle d'une jeune femme aux yeux verts et au sourire en pointe de diamant. Un tendre souvenir, soudain, remonte à ma mémoire.
- Où habites-tu ?
- En France, à Saint-Nicolas-sur-Turdine.
Me voilà en pleine dérive. Il est exact qu’il y a sept ans, une nuit de Noël, j’ai pris un peu de retard dans mes livraisons. Clémentine était si belle. Si seule pour veiller sur sa petite fille…
- Tu as une grande sœur ?
- Oui.
- Quel est son prénom ?
- Zoé.
- J’arrive, Théophraste. Ne t'endors pas.
Je choisis dans ma réserve le plus beau jouet du monde, un âne grandeur nature au pelage gris et blanc, très doux, avec des oreilles faites pour les confidences. J’attelle mes rennes, je me sers un dernier verre, et je pars dans mon traîneau à clochettes à la rencontre du petit garçon.
La mère Noël attendra.
Commentaires
Joyeux Noël et merci pour la correction, Dan.
Moi aussi, ce conte m'attriste. Ce petit divin parleur qui ne verra probablement son papa qu'une fois par an, alourdi par un gros paquet... pour se faire pardonner.
Bettelheim s'en serait donné à coeur joie!
Bon Noël quand même, ne vous noyez pas dans votre aquavit...
e2l
Je ne risque rien avec l'akvavit, je ne suis pas le père Noël.
Pourquoi n'y aurait-il pas des contes tristes ? Pourquoi ne verrait-on pas dans mon texte un conte joyeux ? Théophraste vient de rencontrer son papa.
Ce jour de Noël nous sommes allés nous promener , nous avions préparé une pomme pour Marjolaine une anesse qui viellit tranquillement dans son pré.Fanette,trois ans, lui à donné la pomme. Elle attend encore le père Noël qui exceptionnelement arrivera demain 26 car sa maman et sa petite soeur Lison(6jours) sortent juste de la maternité...Alors le père Noël fera des heures supplémentaires(non imposables) Marjolaine "hihannait" de plaisir en nous voyant arriver
Le temps de Noël c'est aussi - avant tout pour certains - la fête de la Nativité. Bienvenue, Lison, dans la communauté humaine.
Sûrement le Père Noël de cette histoire, n'était pas tellement chouette comme le Père Noël Garde-mots avec son bonete rouge d'étoiles.
Bravo Ver00,Il faut être optimiste!!!!
Pensez que peut-être la Mère Noël n'est pas la petite amie, ni la femme mais la Mère du Père Noël. Alors elle sera heureux qu'à la fin son fils "vieux garçon" lui donne un beau petit-fils.
Peut-être, comme dans le film Casablanca, cette histoire c'est le début de......une belle relation.
Bonne Virage!!!
Ana
Dommage euqu'ce soye écrit sur du rouche : j'y vos rin et ch'est ben dommache : j'sus native eud Roubaix et le ch'ti mi m'intéreche. Si te veux ine histoire du Broutteux, j'peux t'n'invoyer inne
Oui, bien sûr. Et si par hasard tu as besoin d'inspiration clique ici. Peut-être que mon conte de Noël est moins triste comme ça. N'est-ce pas Ver00, e21, ana ?
[Pour ana, qui nous rend visite depuis le Mexique, je donne une explication. Le ch'ti, c'est le parler du nord de la France, popularisé par un film qui a fait en France plus de 20 millions d'entrées dans les salles obscures, Bienvenue chez les ch'ti]
Eul v'là :
a) – Du côté d’oil – LES TOURQUEGNOTTES ( habitantes de Tourcoing)
BAVARDACHE EUD FEMMES
(Bref aperçu de la situation : l’ planque étant pourrissse deul commodité ( édicule au milieu de la courée), elle s’effondra quand s’y présenta Lomène, qui la fit s’écrouler sous son poids. La pauvre femme tchéyu (chut)vin l'fosse. Elle raconte sa mésaventure à ses vijines (voisines, Laïte et Verginie
VERSION ORIGINALE : J’étos toute rhabiyée pour aller à l’ducasse. J’m’in vas au commodité et j’m’assis : j’sens l’planque qui s’in va et mi inveuc : je n’d’avos jusqu’à min minton
Laïte : Hé bé ! – Et c’mint qu’in t’a tirée jus ?
Lomène : Bin j’ai crié au s’cours : in v’no m’erwetti, mais in s’in allot in t’nint sin nez à deux mains : tertous i voulot pos m’attoutchi pour m’artirer, malgré que j’leur dijot :
« j’sins rin ! I coiche pos ! »
SOUS-TITRAGE : J’étais toute bien habillée pour aller à la fête. Je vais aux WC et
je m’assieds. Je sens la planche qui s’effondre, et moi avec.
J’en avais jusqu’au menton.
- Et comment on t’a tirée de là ?
- Ils venaient me regarder, et ils s’en allaient en se bouchant le nez des
- deux mains : personne ne voulait me toucher pour me tirer de là, bien que je leur dise : « Je ne sens rien, je ne souffre pas »
VERSION ORIGINALE : - Lomène – In m’a tirée inveuc des cordes. J’ai perdu mes connaissances. J’étos prope : personne i osot s’approtchi. In m’a titée pa’ d’ssous une pompe et in a pompé. Tchand que j’sus rev’nue à mi, j’aros voulu imbratchi m’n’homme, mais i n’a pos voulu.
Après, j’ai attatchi l’porpiriétaire eud d’vant l’tribunal : i n’faijot foque eud rire, et i m’a dit que j’avos eu deul chance, pasque j’aros pu morir dans le besoin. Mais j’peux pos roublier : j’ai toudis l’commodité vin l’nez, et in dirot toudis que j’pue…
- Verginie – pure vérité ! hé bé bé qui pue ! tcheu pesse !
SOUS-TITRAGE : On m’a retirée avec des cordes. J’ai perdu connaissance. J’étais propre :
Personne n’osait m’approcher. On m’a tirée sous une pompe et on a pompé.
Quand je suis revenue à moi, j’ai voulu embrasser mon mari, mais il n’a pas
voulu !
J’ai attaqué le propriétaire devant la justice : il ne faisait que rire, et il m’a
dit que j’avais eu de la chance car j’aurais pu mourir dans le besoin…
Mais je ne peux pas oublier : on dirait toujours que je pue…
- Pure vérité ! ce qu’il pue ! (*) Quelle peste !
Histoire probablement vraie, à l’époque.
Transmise par ma seule mémoire
D’après l’œuvre de Jules Watteuw, dit « Le Broutteux »
(*) – « Il pue » : comme « Il pleut » : verbe ici impersonnel.
Merci pour ce parfum du Nord.
C'est très moral comme conte. C'est vrai, il n'y a pas de raison qu'il se la coule douce le papa Noël sous prétexte d'Internet. A noter quand même que des enfants il doit en avoir semés un peu partout depuis que Coca-Cola l'a inventé. Je me demande comment il aurait fait Théo pour casser son coup au père Noël. Il aurait pu contacter les conseillers de l'Elysée. Une autre version du conte...
Je suis en train de visionner le DVD consacré par Le Point de cette semaine à Pavarotti et tu m'obliges à réfléchir... La mère de Théophraste est une hackeuse expérimentée. Elle menace le Père Noël de détourner le site à son profit et d'empocher le pactole s'il ne vient pas faire la connaissance de leur petit garçon. Peut-être même qu'elle pourrait avoir envie de constater par elle-même si le Père Noël a gardé la forme... Bref on n'est plus dans le conte mais le compte de Noël, et même le règlement de compte.
Bon, j'y retourne.
Bon. Puis que j'ai cité le DVD de Pavarotti, il faut que je vous en dise plus. Le divo assoluto est parfaitement lui-même. En revanche l'accompagnement au piano seul laisse plus qu'a désirer et l'enregistrement est médiocre. Pour collectionneurs uniquement...
Bonjour!
Un grand merci Garde, de me donner l'explication de cette nouvelle «grande difficulté» de la langue française "du nord", et a vous Mocotte, merci pour la traduction de cette histoire drôle.
Grâce à Dieu, il y a quelques années, quand je suis allée au nord de la France, je ne savais parler rien de français. Il aurait été très frustante d'entendre parler le ch’ ti et penser que j´étais une bête qui rien comprenais.
Et…a propos, qu´est- ce “anadin”? Vero l´a ecrit et je ne sui spas sure si c´est “anodino” en Espagnol (ou si c´est seulement un faux ami et il veut dire une autre chose). Merci
Ana, Ver00 a fait un calembour à propos de votre pseudonyme ; elle a volontairement écrit "anadin" au lieu de "anodin". Comme vous pouvez le constater dans son dernier commentaire elle parle ch'ti car elle habite le Nord de la France (à R**).
c'est quoi ce DVD Pavarotti? Je ne le trouve nulle part. si ce sont de vieux enregistrements lyriques, OK, sinon les exhibitions dans les stades et sur les plages (et franchement même à Orange), merci.
C'est écrit plus haut : "le DVD consacré par Le Point de cette semaine à Pavarotti"
Et bien moi je l'apprécie votre conte, il est tout à fait actuel. Pourquoi vivre dans la passé, nous sommes obligé d'évoluer. Tous mes voeux Gardien
Merci et tous mes vœux également.
aussi doux que celui-ci: ?
J'aime l'âne si doux
J'aime l'âne si doux
marchant le long des houx.
Il a peur des abeilles
et bouge ses oreilles.
Il va près des fossés
d'un petit pas cassé.
Il réfléchit toujours
ses yeux sont de velours.
Il reste à l'étable
fatigué, misérable.
Il a tant travaillé
que ça vous fait pitié.
L'âne n'a pas eu d'orge
car le maître est trop pauvre.
Il a sucé la corde
puis a dormi dans l'ombre.
Il est l'âne si doux
marchant le long des houx....
Francis Jammes
Francis Jammes est un grand poète.