Incipit
Par le gardien le vendredi 18 avril 2008, 00:00 - Métamots - Lien permanent
« Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n'avais pas le temps de me dire : "Je m'endors." Et, une demi-heure après, la pensée qu'il était temps de chercher le sommeil m'éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir dans les mains et souffler ma lumière ; je n'avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour particulier ; il me semblait que j'étais moi-même ce dont parlait l'ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison, mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n'était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d'une existence antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j'étais libre de m'y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j'étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être ; j'entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d'un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l'étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine ; et le petit chemin qu'il suit va être gravé dans son souvenir par l'excitation qui doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.
J'appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l'oreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance. Je frottais une allumette pour regarder ma montre. Bientôt minuit. C'est l'instant où le malade qui avait été obligé de partir en voyage et a dû coucher dans hôtel inconnu, réveillé par une crise, se réjouit en apercevant sous la porte une raie de jour. Quel bonheur, c'est déjà le matin ! Dans un moment les domestiques seront levés, il pourra sonner, on viendra lui porter secours. L'espérance d'être soulagé lui donne du courage pour souffrir. Justement il a cru entendre des pas ; les pas se rapprochent, puis il s'éloignent. Et la raie de jour qui était sous sa porte a disparu. C'est minuit ; on vient d'éteindre le gaz ; le dernier domestique est parti et il faudra rester toute la nuit à souffrir sans remède.
Je me rendormais, et parfois je n'avais plus que de courts réveils d'un instant, le temps d'entendre les craquements organiques des boiseries, d'ouvrir les yeux pour fixer le kaléidoscope de l'obscurité, de goûter grâce à une lueur momentanée de conscience le sommeil où étaient plongés les meubles, la chambre le tout dont je n'étais qu'une petite partie et à l'insensibilité duquel je retournais vite m'unir. »
Commentaires
A la lecture de votre billet
je vous livre le premier incipit
qui me reviens de tête :
"Aujourd’hui, Maman est morte.
Ou peut-être hier, je ne sais pas."
Nul doute que vous trouviez de quel œuvre littéraire
ces deux phrases forment l'incipit.
Merci pour cette agréable excursion
du côté de chez Swann.
Sans vérifier sur Internet, bien sûr : Camus. "La peste", je crois.
A l'intention de LPR et Ver00 : je n'affiche ni les publicités ni les plombs qui sautent.
Alors que je viens d'achever la relecture d' Un amour de Swann je tombe sur ce billet. Je ressens l'envie de relire Du côté de ... boucle sans fin, je ne m'en sortirai jamais !
Camus, "L'étranger". Pas mal du tout !
Ma "Peste", quant à elle, doit trôner
dans la bibliothèque de quelqu'un d'autre.
Amusante, cette allusion à mon Préambule...
Mon petit préféré :
" Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien ; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut. "
Vous avez reconnu...
Fatalement...
"La première fois qu'Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide."
Irène, je connaissais, mais pas Aurélien.
Peut-on parler d'incipit au cinéma? Premiers mots du scénario d'un film culte:
-"Saïgon!... Merde!... Encore à Saïgon!"
À mon sens l'incipit au cinéma devrait englober la première phrase et les premières images.
"L'été craonnais, doux mais ferme, réchauffait ce bronze impeccablement lové sur lui-même..."
Adolescent, j'avais gardé en mémoire "craonnais" (ne pas prononcer le "o", que je prononçais alors) en pensant que c'était un verbe rare, sans me rappeler où l'avais-je lu. Quelle ne fut pas ma surprise de retomber sur ce mot, des années plus tard, dès la première page de ce chef-d'oeuvre.
Avec une phrase de plus j'aurais sans doute trouvé, bien que j'aie lu Vipère au poing en 1954: "L'été craonnais, doux mais ferme, réchauffait ce bronze impeccablement lové sur lui-même : trois spires de vipère à tenter l'orfèvre, moins les saphirs classiques des yeux, car, heureusement pour moi, cette vipère, elle dormait."
Après vous avoir livré l'incipit de "l'Etranger"
je suis allé vérifier dans ma bibliothèque
que ma mémoire ne m'avait pas trahit.
Le livre qui se tenait à ses cotés était “Vipère au poing”
dont j’ai relu les quelques phrases formant l’incipit
que vous citez à présent. J’aime ces coïncidences.
Pour tout vous dire, sur ma lancée, après "l'Etranger" et “Vipère au poing”
j’ai franchi quelques autres phrases-seuil pour le plaisir…
C'est vrai que l'incipit est important : il peut déterminer le choix des lecteurs. Je me souviens de la collection Presses Pocket qui mêlait,en couverture, une illustration et l'incipit. En voici encore un, cinglant mais moins connu ; celui du premier livre que je lus.
"Pourquoi me soutenir que tu sais ta leçon? Tu vois bien que tu ne la sais pas !...Tu l'as apprise par coeur? vraiment ?" Une gifle claqua.
L'on tend jeu, "meuh" suit coup chez deux bonnes (heurt).
C'est ainsi, Pitt !
L'incipit, sentencieux et solennel, précédant la rétrospective des "Confessions" de Rousseau, tient presque de l'explicit (ou excipit), pour peu que certains verbes soient tournés au passé.
"Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple, et dont l'exécution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité
de nature; et cet homme, ce sera moi."
... et Rousseau inventa l'autobiographie.
alors je vois que l'incipit est fréchement le dégradé imaginaire et métaphorique de sa mére
Incipit performatif à l'orée d'un chef d'oeuvre:
Ca a débuté comme çà.