Le suivez-moi-jeune-homme

Elle avait un charme hors du temps. Oubliant toute règle de prudence, Pedro lui emboîta le pas en se disant qu’il aurait bien voulu jouer à trousse-jupon avec elle. Il était fasciné par son suivez-moi-jeune-homme, un entrecroisement de rubans multicolores qui pendait à l’arrière de son chapeau et caressait délicatement son cou. Cet accessoire laissait dans son sillage la note ambrée d'un parfum de luxe, une senteur à vous emporter sur la barque du désir, à vous faire pousser les oreilles en pointe, à vous inspirer des nuits en trompe-l’œil. On n’en avait pas vu à Paris depuis l’époque du président Félix Faure. Elle l'avait sûrement trouvé dans un décrochez-moi-ça, mais c’était tout de même mieux qu’un passe-montagne, surtout qu’on était dans la plus belle rue du monde, la rue d’Aboukir.

Sa robe vert Nil à fleurs de lotus stylisées était à la fois une œuvre  d'art et un pousse-au-crime.  Ou bien s’agissait-il d’un cache-misère pour laideron sur le retour ? Cette femme était peut-être une tue-l’amour, une rabat-joie, une gratte-papier aux traits creux et blêmes. Plutôt que d'accélérer le pas, Pedro préféra laisser libre cours à son imagination. Il irait voir un peu plus tard, quand il arriverait à détacher son regard de la nuque si délicatement ornée. Pour l’instant il la suivait, ce qui n'était d'ailleurs pas raisonnable.

Il se demanda s'il n'allait pas tenter sa chance immédiatement. Certes Pedro était du genre à se mettre au garde-à-vous devant  les belles, à leur jouer son numéro de revenez-y sans avoir peur du qu’en-dira-t-on, mais, pour une fois, ce m’as-tu-vu se sentait impressionné, presque timide, en tout cas piqué au vif. Allait-elle dire oui au premier effet de moustache ? Ou bien le traiter de fesse-mathieu, de pue-la-sueur, de pousse-cailloux ? En l'examinant d’un peu plus près, il aperçut son baise-en-ville de cuir fauve, autre accessoire passé de mode, mais qui donnait, sans frais, à sa silhouette, un délicieux je-ne-sais-quoi et semblait annoncer une diva.

Il commençait à faire des projets pour deux. Il allait bientôt être à la tête d’une somme assez rondelette et se racontait comment il aimerait la dépenser. Dès qu’il l’aurait en poche il emmènerait sa nouvelle conquête dîner chez Lasserre. Ils commanderaient des plats sophistiqués, histoire de s’essayer à la grande cuisine. Certes il était amateur de légumes à la croque-au-sel, de sot-l’y-laisse, de mange-tout, de confiture de gratte-cul, mais, pour une fois, un vol-au-vent financière suivi d’un blanc-manger et d’un pousse-café, feraient patte-de-velours dans son estomac. Ils boiraient à tire-larigot du champagne hors d’âge. Le garçon leur apporterait des rince-doigts. Il veillerait, comme il se doit, à ne pas  goûter l’eau citronnée.

Un cri soudain mit le désordre dans ses pensées. Sauve-qui-peut ! Une vieille qui en était sans doute restée à l’époque des protège-cahiers, des tourne-disques et des abat-jours s’agitait comme une boit-sans-soif privée de son tire-bouchon. Elle sortait de chez elle en hurlant qu’on venait de lui voler son prie-Dieu. En se penchant à la fenêtre elle avait aperçu le monte-en-l’air s’enfuyant avec le précieux meuble à l’arrière de sa moto, mais elle ne pouvait en dire plus.

Pedro se mit à penser à toute vitesse. Allait-il renoncer à suivre la jeune femme, filer sans demander son reste avec son larcin, ou bien l’abandonner sur place et installer la belle sur sa moto ? Car ce risque-tout n'était autre que le voleur. Il avait rangé la moto sous un porche, à l'abri des regards, dès qu'il avait aperçu la dame au suivez-moi-jeune-homme. Il se décida à l’aborder car une  idée venait de naître. Il ne renoncerait ni à sa proie ni à son butin. Dès qu’il aurait fait sa connaissance, il irait avec elle chez un antiquaire du quartier pour se débarrasser du prie-Dieu. Cependant, après l’avoir dépassée et s’être retourné dans sa direction, il dut retenir la phrase passe-partout qu’il avait préparée. De face elle était plutôt belle mais surtout très fardée, provocante et même franchement tape-à-l’œil. Il comprit qu’il avait affaire à une marie-couche-toi-là en tenue de travail. Finis les rêves d’évasion dans les hautes sphères de la gastronomie. La vue des rubans l’excitait tellement qu’il se précipita vers elle et lui adressa la parole à brûle-pourpoint.  Il lui demanda son tarif, ce qu’en bonne professionnelle, elle lui donna sans rechigner. Il la mena sous le porche, avec l’intention de faire d’une pierre deux coups : des galanteries tarifées doublées d'une surveillance en règle de sa moto. On ne savait jamais. Impatient comme il  l’était, il ne l’entendit pas lui réclamer un paiement anticipé. Ce que n’avait pas non plus prévu ce traîne-patins, c’était que la prostituée enlèverait son chapeau à cause du mur sur lequel il la plaquait et qu'elle l'accrocherait au pommeau d'une porte. Alors il perdit l’essentiel de sa virilité et, pour se donner bonne contenance, se sentit obligé de se vanter de son exploit. On n’a pas fait mieux comme préliminaires depuis Le Corbeau et le Renard. Il se trouva cependant que le stratagème réussit. La belle se sentit toute attendrie d’être tombée sur un malfrat plutôt que sur un crève-la-faim de l'amour. Elle accepta de bonne grâce le jeu bohême et le couple éphémère put enfin se former.

C’est à ce moment précis que la vieille dame, toujours à la recherche de son bien, pénétra sous le porche. Elle eut la double surprise de voir l’antiquité de velours rouge sur la moto et en même temps, dans le rétroviseur, des inconnus engagés dans une action que la morale ne tolère qu’à l’abri des regards indiscrets. Elle courut vers le meuble qu’elle croyait avoir perdu, le détacha d’un geste vif en s’assurant que les autres ne l’avaient pas remarquée, puis le posa à terre. Elle comprit qu’elle avait présumé de ses forces et qu’elle ne pourrait rentrer immédiatement chez elle avec son bien. Il lui fallait d'abord récupérer. Alors elle s’agenouilla au milieu de la cour sur son cher prie-Dieu. Elle se mit à égrener son chapelet en remerciant saint Antoine de sa généreuse participation, et en lui demandant d’intercéder auprès de qui-vous-savez pour que la fornication cessât immédiatement. C’est d’ailleurs ce qui arriva car l’attention de Pedro avait été détournée de sa besogne par la prière à haute voix. Un instant plus tard il sollicitait rageusement le démarreur de sa moto et s’enfuyait en pétaradant.

C’était maintenant au tour de la jeune femme de crier mais Pedro ne saura jamais si c'était parce qu’elle n’avait pas été payée de ses faveurs ou parce qu’il emportait sur son porte-bagages le chapeau à rubans.
[pour Dolgo]