C’était un garçon très droit qui ne disait jamais un mot plus haut que l’autre. Comme ça, sans fard, sans raison. On ne pouvait pas imaginer, tant son regard était direct, que cette attitude provenait de son éducation. Sa gentillesse était le témoin de sa nature profonde.  Il ne disait pas de vulgarités car, dans son cerveau, le centre  des injures était atrophié. Une anomalie génétique très rare d’après le médecin de famille.

Dans son enfance on le trouvait attendrissant et lui-même se félicitait de tous les baisers, bons points et bonbons qu’il recevait.

Un jour, vers ses dix ans, un de ses camarades lui donna un méchant coup de poing sur le nez et il saigna abondamment. Tout ce qu’il trouva à dire fut « merci », puis il s’éloigna sans pleurer. Bien entendu, il fut la risée de la classe. Une dizaine de ses copains, au moins, avait assisté à la scène. Ils se firent un plaisir de la raconter encore et encore à qui voulait l'entendre. À force d‘être la cible des enfants de son âge, il finit par comprendre qu’il était différent.

Il ne parla pas de l’incident à la maison. Mais un jour qu’il se trouvait à la pêche avec son grand-père, il eut soudain l’urgence de tout dire. Il raconta son histoire et, à sa grande surprise, son grand-père ne se moqua pas de lui. Il se contenta de lui glisser à mi-voix:

- Quand j’étais petit, j'agissais comme toi… »
- Comme moi ? Je ne suis pas comme les autres ?

Le grand-père avait un air très sérieux. Il ne le regardait pas car il était en train de ferrer un poisson.

- Non. Tu sais ce que ça veut dire « Imbécile » ? « Merde » ? « Va te faire voir » ?
- Mes copains disent des mots comme ça quand ils ne sont pas contents…
- Et toi, tu les répètes ?
- Jamais, je suis toujours content.
- Et tu les comprends ?
- Pas vraiment…
- C’est bien ce que je craignais. Tu as la même maladie que moi…
- Dis-moi, Grand-père… C’est grave ?
- Non. Mais ça empêche de grandir.

Une fois chez lui, le gamin se mit à réfléchir. Il faut que je trouve une injure très méchante, très grave. Je voudrais bien me fâcher avec Julien car il  a copié sur moi. Demain je lui dirai un gros mot et toute la classe le saura. Ils finiront par me laisser tranquille.

Oui, mais comment trouver un gros mot ? Quelque chose de bien sonore et d’inoubliable. Il pensa alors à ses voisins de palier qui se disputaient toutes les nuits. Comme on était en été et qu’il faisait très chaud ils ouvriraient la fenêtre à la nuit tombante et, une fois au lit, commenceraient comme d’habitude à crier très fort. Au lieu de se boucher les oreilles avec les mains pour pouvoir dormir, ce soir, il les ouvrirait très grandes.

Il dut attendre assez longtemps dans le noir avant d’entendre du bruit dans l’appartement d’à-côté. Soudain, peu avant minuit, le concert familier recommença. D’abord des cris de femme, inarticulés, répétés, sans signification, auxquels se mêlaient de temps à autre ceux de l’homme. Puis les mots commencèrent à venir mais il ne les comprenait pas. Il se demandait comment il allait faire pour en attraper quelques uns. De surcroît, il n’était pas sûr de pouvoir les retenir. Il y eut enfin un grognement qu’il avait déjà entendu, sans bien trop savoir de quoi il s’agissait. Quelque chose comme « Vas-y. C’est bon… » Ça lui parut intéressant et il s’endormit en se disant que ses copains allaient enfin l’entendre.

Le lendemain, à la récréation, il alla trouver Julien et lui reprocha d’avoir eu une meilleure note que lui au devoir de mathématiques, alors que d’habitude il collectionnait les zéros. À coup sûr il avait copié sur lui. Julien répliqua par un coup de poing sur son oreille gauche qui déclencha un attroupement.

En colère, pour la première fois de sa vie, et fier de l’être, il répliqua du tac au tac :
- Vas-y. C’est bon…

Alors toute la classe tomba à bras raccourcis sur lui et il ne dut son salut qu’à la sonnerie de la reprise des cours.