L’art dérange, sinon il ne mériterait pas son
nom. Bach dérange avec sa musique si bien mesurée ; Mozart dérange par la
justesse de ses notes ; Rimbaud hurle à nos oreilles ; Picasso dérange en
empruntant, tel un dieu, le chemin de la création ; Dalí dérange car son trait
est classique ; l'hyperréalisme déréalise ; l'abstraction dérange car
elle interpelle notre inconscient. L’art nous interdit de vivre dans le
consensus.
La Demeure du Chaos, située à
Saint-Romain-au-Mont-d'Or,
près de Lyon, est un musée dont on ne sort pas indemne. Il accueille
(gratuitement) un millier de visiteurs chaque fin de semaine (il n'est ouvert
que le samedi et le dimanche). Depuis sa création le 9 décembre 1999 - deux ans
avant l’attentat du 11 septembre… - la Mairie de ce village bien tranquille
exige par tous les moyens sa disparition, ce qui, d’ailleurs, contribue
grandement à sa notoriété. Autrement dit son initiateur,
Thierry Ehrmann, fondateur du site
Artprice, numéro un mondial de l'information sur
le marché de l'art, est sommé de détruire sa destruction. Car ce dont il est
question ici c’est d’ériger en œuvre d’art la démolition progressive de cet
ancien relais de poste établi sur les ruines d’un temple protestant [1].
Bienvenue dans la machine à déconstruire
S’agit-il vraiment d’une démarche artistique ? Il est certain que l’on n’entre
pas dans une maison comme les autres, mais dans un décor de 12 000 m², qui se
présente comme une métaphore de l’Apocalypse. Plus de 3000 œuvres, dans cet
enfer noir et rouge à ciel ouvert, réalisées par une quarantaine d’artistes
parmi lesquels le plus connu du grand public est
Ben. Au hasard du circuit
chaotique on découvre les ruines du World Trade Center, une carcasse
d'hélicoptère, des voitures calcinées, les portraits de Ben Laden, du
Dalaï-Lama, de l’insupportable Mahmoud Ahmadinejad, des vestiges de météorite,
des murs éventrés, des signes et aphorismes alchimiques (« Le maître est là et
il t’attend. »), le nombre 999 (qui naturellement peut se retourner en
666, le
nombre de la bête).
Sans compter divers slogans qui ne laissent pas indifférent : « Je suis l'homme
que vous aimerez détester et que vous détesterez aimer. », « lI n'y a pas de
plan B pour la planète ! », « Avec la Demeure du Chaos, la fête des voisins
c'est 365 jours par an ! ») On se croirait dans le premier film de Luc Besson,
Le dernier Combat.
Il ne manque qu’une bombe atomique en ordre de marche pour que le réalisme soit
parfait.
La Terre est bleue comme une orange pourrie
Pourquoi serions-nous choqués ? La démarche primordiale, essentielle, on peut
même dire vitale de Thierry Ehrmann est de contester ce que nous faisons de
notre planète. L’état de désolation dans lequel il met sa maison n’est autre
que la métaphore en quatre dimensions de ce qui se passe dans la réalité du
monde. Quand il nous donne à voir un bateau ivre en partance pour la mer
d’Aral, alors qu’on sait que celle-ci se dessèche, il émet une protestation sur
laquelle nous n’avons aucun droit moral, et surtout pas celui de protester.
Double contrainte que connaissent tous les opprimés : je suis victime et je
dois me taire. Cette noblesse de la cause perdue appliquée à six milliards
d’individus et une maison est complètement insupportable. Thierry Ehrmann nous
montre la confusion universelle mais aussi celle qui règne dans notre esprit. À
partir de là il y a ceux qui acceptent d'être dérangés et les autres, tout
aussi nécessaires, d'ailleurs, à la réussite du projet. Que serait cette maison
éventrée si le maire de la localité restait passif ? Elle resterait ce qu'elle
est, c'est-à-dire une œuvre d'art décalée dans une banlieue chic. Elle confirme
ainsi son statut de manifeste artistique.
Plus loin, plus fort
Les idées ne manquent pas pour aller plus loin. Thierry Ehrmann doit refuser
l’accès de ses gravats à toute personne vaccinée contre le tétanos, prévendre
des billets pour la fin du monde, fonder la Bourse du Chaos et l'attribuer à
des jeunes artistes sans avenir, créer un club très sélect où les chefs d’État
et les gamins perdus des banlieues pourraient se rencontrer, autrement que par
flics interposés, faire tourner les tables d’écoute, inviter des artistes de
renom à venir en personne détruire leurs œuvres devant la presse, racheter le
musée du Louvre et l’envoyer pièce par pièce sur la planète Mars afin de
préparer le XXIIe siècle, militer en faveur d’une note supplémentaire dans la
gamme, nommer Ben Laden gardien de ce champ de ruines, poser sa candidature à
l’Académie des Beaux-Arts de Saint-Romain-au-Mont-d'Or. Bien que l’avenir
n’existe plus il devrait également opérer une diversification horizontale de
ses affaires. On peut lui suggérer de construire une usine d’incinération des
ordures économiques, une usine de
diables, créer un site
d’évaluation du marché des cimetières, être le mécène des artistes poseurs de
bombe, créer une association de visiteurs de prison de l’esprit, donner des
cours de malédiction.
Il faut aussi lui faire promettre de détruire son musée au cas où, un jour, la
planète fonctionnerait correctement.
-
[1] Je n'entrerai ici ni dans la polémique judiciaire en cours, ni dans le
problème de voisinage que pose la Demeure du Chaos.