Farniente
Par le gardien le lundi 18 décembre 2006, 00:00 - Gardimots - Lien permanent
L'art de ne rien faire est le plus curieux, le plus recherché, mais aussi le plus noble des abandons. Sacha, du fond du lit où il a organisé sa vie, se prépare un avenir immobile. Les vaches dans les prés, les arbres au bord des rivières, les couleurs de l'arc-en-ciel, vagues relents funambules d'une vie antérieure, ne sont plus que les témoins de son imagination fossile.
Le repos est, chez lui, une sorte d'anarchie organisée. "Travail" est l'antonyme absolu, le mot qui s'oppose à tous les autres, à tous les jeux de maux qui hantent son imaginaire en voie d'implosion. Depuis qu'il a perdu sa femme, lui, l'adepte de l'anthroposophie transcendantale et du farniente monolithique, n'est plus sérieux que dans l'oubli. Il pratique adroitement l'égocentrisme, le décalage, l'inaptitude, le mépris de ses semblables et de leur indécence à vouloir communiquer à tout prix. En dormant 20 heures sur 24 il installe sa flemme sur des hauteurs chimériques. Sous ses paupières souvent closes l'individualisme est devenu un art de vivre, un témoin de l'hédonisme exacerbé qui lui sert de vulnéraire. Rien ne le tirera plus jamais vers une quelconque destinée. Au village tout le monde l'admire mais personne n'ose l'imiter, lui dont le maître à penser est un personnage incarné à l'écran par Philippe Noiret. Aucun dithyrambe ne le fera sortir de son lit. Aucun cyphonisme non plus. Il y a longtemps que les mouches ont oublié le goût du miel sur sa peau. Depuis l'époque où il jouait avec ses copains à des jeux stupides comme marcher au plafond avec des bottes adhésives, aimer les filles sous prétexte qu'elles portaient des jupes écossaises, conduire des voitures en marche arrière en se guidant sur ce qu'il voyait dans le rétroviseur.
Morale, éthique, respect sont, à son avis, des coquilles vides, des boules d'ombre aux règles improbables. Pour lui, l'horizon s'est, une fois pour toutes, coagulé. Il ne sort plus de chez lui depuis longtemps, n'arpente plus les sous-bois ni les rues de son village. Il envoie son chien faire les courses à sa place, comme il l'a vu faire dans le film. Immobile dans son lit comme si le temps l'avait empaillé, on dirait un lapin virtuel atteint de myxomatose, auquel nulle taxinomie ne redonnera jamais sa place dans l'univers habité.
Il se demande parfois quel est le sens de la flèche du temps, si le goût du baiser est le même dans la vie et dans la mort, si la gentille époque des confidences au coin du feu reviendra un jour. Bref il ne sait plus s'il a bien fait de se retrancher du monde. Le repos intégral c'est l'or des fous, la chalcopyrite spirituelle qui fait de lui un gisant avant l'heure.
Et pourtant il y a une déhiscence dans son quotidien. Il n'a conservé qu'une seule ambition : savoir pourquoi il s'appelle Sacha. Il est trop tard pour se lever, sortir de sa maison, se rendre en ville, pousser la porte d'une librairie et s'acheter un dictionnaire des prénoms. Ce serait un effort inutile et qui compromettrait son acte votif permanent. Et pourtant, s'il osait renoncer à son propre défi, il en apprendrait de belles. En russe Sacha est le diminutif d'Alexandre. S'il le savait il comprendrait pourquoi ses parents, nés sur les bords de la Néva d'ancêtres inconnus, ont choisi de le nommer ainsi.
D'un autre côté il vaut mieux qu'il s'abstienne. Tant qu'il l'ignorera il y aura de l'espoir. Il sera bienheureux pour son propre compte et non pour la mémoire d'un gentil film que tout le monde admire. Certes il est drôle et de bon aloi, mais il a un énorme défaut : le chien Marcel, qui donne la réplique à Noiret, est un cabot.
Ce petit texte, après "Journal d'un diariste constipé", affiché antérieurement, constitue ma nouvelle contribution au concours 13 à la douzaine, actuellement en cours sur le blog "Autour des mots", de Christine et Dino.
L'Almanach 2010 du Garde-mots]
Commentaires
Merci, Alain, une contribution précieuse. Toi, de ton côté, tu es un "Garde-Mots", tu gardes les mots comme un trésor et tu les utilises à ta guise en temps voulu. Christine et moi, nous nous amusons en jouant "Autourdesmots".
Autour de tes mots, un autre jeu est en route depuis hier. Alors a vos claviers. Merci Joel pour ta réactivité ;-) et merci aussi au Gardien pour "ses" mots et aussi et surtout ses textes dont la lecture est un véritable plaisir.
au dessus du lit dans "alexandre le bienheureux", il existe d'ingénieux mécanismes, pour que Noiret ait tous ses ustentiles à portée de mains.Et si les vrais paresseux donnaient vie à certaines inventions. Pour caricaturer,l'auto, la machine à laver, etc, pourraient être inventés par des amoureux qui désirent du temps pour leur farniente.
Lire ce texte ,Garde, m'oblige à biner de nouveaux mots, avec beaucoup de plaisir, ce dont je te sais gré, mais là, pas de farniente!!!! mais son antonyme.
Attention : antonymes de farniente : travail, mais aussi hyperactivité.
d'accord,Garde. Il se pourrait que je prenne la toile et le garde-mots comme un ingénieux mécanisme servant à ma farniente!!!
En italien, mot à mot : ne rien faire.
Oui,et d'ailleurs tous les mots en gras et soulignés appellent un clic qui permet de lire leur définition.