Jargonophasie
Par le gardien le lundi 29 mars 2010, 00:00 - Singumots - Lien permanent
Étymologie. De la racine onomatopéique garg- désignant la gorge et les organes voisins, et, par extension, leurs fonctions, et du grec phasis, parole.
Synonymes et mots voisins (passez votre pointeur sur les mots pour obtenir leur définition) : amphigouri, babélisme, babillage, bafouillage, bagou, baragouin, baratin, bavardage, blablabla, boniment, bredouillage, cacographie, caquet, charabia, causette, commérage, délayage, discutaillerie, exubérance, faconde, fatras, fatrasie, forgerie, galimatias, grommelot, ithos, incontinence verbale, jacasserie, jargon, jaserie, logogriphe, logorrhée, loquacité, papotage, parlerie, parlote, pathos, phébus, phraséologie, prolixité, racontage, racontar, radotage, sabir, salmigondis, tachylalie, tachyphémie, verbalisme, verbiage, verbigération, verbosité, volapük, volubilité.
Le grand combat
Elle lui servait de sublimes inepties avec un sourire à peine forcé, comme si elle avait du plaisir à les proférer et la médiocrité de ne pas elle-même les comprendre.
Plutôt que de rétorquer, le docteur Faustus préféra se lancer dans un diagnostic à haute voix : « Jargonophasie discursive mono-orientée », mais son propos eut le don de redoubler la colère de Pénélope. Il n’était pas médecin mais philosophe, ce qui lui donnait un peu plus de chance de voir clair dans son couple. Comme d’habitude elle débitait des mots sans suite qui laissaient Faustus indifférent. En tout cas, chaque fois que le flux de paroles de Pénélope devenait impossible à endiguer, il cherchait à lui donner cette impression.
Le verbiage de sa compagne était éclaté, sans suite, comme détaché du but avoué : mordre, griffer, brûler. Car il y avait entre eux un inépuisable contentieux. Elle lui en voulait – elle le lui avait assez répété – d’être incapable de s’exprimer avec des mots de tous les jours. Il employait, même pour parler des choses les plus courantes, un langage compliqué. Et elle, humble fille du quotidien, avait du mal à comprendre qu’on put manier des mots aussi sophistiqués pour parler d’une pizza ou d’un voisin trop bruyant. Elle le lui reprochait régulièrement.
Quand elle se plantait ainsi devant lui, bien droite, les mains à la taille, les coudes en ailes de papillon, il suffisait d’une étincelle pour qu’elle s’enflammât comme de l’amadou.
Cette fois elle dépassait les bornes, mais aussi l’entendement, car ses mots avaient plus de consistance que d’habitude, même s’ils paraissaient bizarres, injustes et décalés. L’incohérence d’aujourd’hui avait une résonance particulière, quelque chose d’infiniment poétique et d'universel. Qu’est-ce qui clochait ? Qu’y avait-il de nouveau dans le discours de Pénélope ? « Il l'emparouille et l'endosque contre terre ; il le rague… » En tout cas, il ne pouvait plus douter de sa folie. Elle avait les yeux écarquillés, le regard allumé, comme lorsqu’on fixe trop longtemps les étoiles. Ses gestes suintaient le vertige et l’imprécation, la prophétie, le défi, presque le délit ou le délire d’initié. Son verbe était haut, régulier, apparemment sans faille, construit, et surtout dérangeant.
« Écorcobalisse… ». Pas la peine de chercher dans les dictionnaires, pensa-t-il, il n’y est sûrement pas. C’est au moment précis où ce mot revenait à l’esprit du philosophe que les portes de sa mémoire s’entrouvrirent. Henri Michaux ! Après tout, elle est peut-être moins dérangée qu’il n’y paraît… Oui, Henri Michaux, Le Grand combat. Dans sa jeunesse il avait aimé ce poème dès la première lecture. Comment cette inculte de Pénélope pouvait-elle le connaître ? Bientôt il ne l’écouta plus. Il préféra se réciter le poème à voix intérieure :
Il l'emparouille et l'endosque contre terre ;
Il le rague et le roupète jusqu'a son drâle ;
Il le pratèle et le libucque et lui barufle les ouillais ;
Il le tocarde et le marmine,
Le manage rape à ri et ripe à ra.
Enfin il l'écorcobalisse.
L'autre hésite, s'espudrine, se défaisse, se torse et se ruine.
C'en sera bientôt fini de lui ;
Il se reprise et s'emmargine... mais en vain.
Le cerceau tombe qui a tant roulé.
Abrah ! Abrah ! Abrah !
Le pied a failli !
Le bras a cassé !
Le sang a coulé !
Fouille, fouille, fouille.
Dans la marmite de son ventre est un grand secret.
Mégères alentour qui pleurez dans vos mouchoirs ;
On s'étonne, on s'étonne, on s'étonne
Et on vous regarde,
On cherche aussi, nous autres, le Grand Secret (1).
- Pénélope, à quoi joues-tu ?
- Tu as raison, je joue…
Devant l’air étonné de Faustus, elle arbora un sourire de compétition.
- Tu vois. Moi aussi je peux employer des grands mots. Tu te rappelles ma copine Élisa ? Celle qui prend des cours de comédie ? Elle m’a appris un poème et je le trouve si beau que j’ai voulu le réciter pour toi.
Les philosophes sont comme ça. Toujours à rêver, même quand ils croient réfléchir. Faustus finit par se dire que Pénélope avait sans doute encore un peu d‘amour pour lui.
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(1) Henri Michaux. Qui je fus. 1927.
Commentaires
Frederic Dard nous en donne aussi de bons exemples dans ses "San Antonio"
L'usage de cacographie au sens d'orthographe incorrecte n'est pas le sens actuel.
supercalifragilistikexpialidocious !
supercalifragilistikexpialidocious, sur le Garde-mots, c'est par ici.
Je lis que le monologue de Lucky (ler acte) dans "En Attendant Godot" est un bon exemple de jargonophasie. En avez vous le texte ou des extraits?
Voici le monologue de Lucky. C'est tout ce que j'ai trouvé. il faut tendre l'oreille car, manifestement, ce sont des images volées.
il me va falloir trouver le texte écrit. Ce que j'ai entendu ne m'a pas paru correspondre à votre définition.
Si vous pouvez nous en recopier un passage caractéristique. Ou m'envoyer une page scannée... Merci d'avance.
pour e2l : sans rire ... c'est la formule magique de mary poppins ... il faut la dire en chantant, grimper sur le toit avec votre parapluie et hop ! vous vous retrouvez chez moi ...
Lucky (débit monotone) – Etant donné l’existence telle qu’elle jaillit des récents travaux publics de Poinçon et Wattman d’un Dieu personnel quaquaquaqua à barbe blanche quaqua hors du temps de l’étendue qui du haut de sa divine apathie sa divine athambie sa divine aphasie nous aime bien à quelques exceptions près on ne sait pourquoi mais ça viendra et souffre à l’instar de la divine Miranda avec ceux qui sont on ne sait pourquoi mais on a le temps dans le tourment dans les deux dont les deux les flammes pour peu que ça dure encore un peu et qui peut en douter mettront à la fin le feu aux poutres assavoir porteront l’enfer aux nues si bleues par moments encore aujourd’hui et calme si calme d’un calme qui pour être intermittent n’en est pas moins le bienvenu mais n’anticipons pas et attendu d’autre part qu’à la suite des recherches inachevées mais néanmoins couronnées par l’Acacacacadémie d’Anthropopopométrie de Berne-en-Bresse de Testu et Conard il est établi sans autre possibilité d’erreur que celle afférente aux calculs humains qu’à la suite des recherches inachevées inachevées de Testu et Conard il est établi tabli tabl ce qui suit qui suit qui suit assavoir mais n’anticipons pas on ne sait pourquoi à la suite des travaux de Poinçon et Wattman il apparaît aussi clairement si clairement qu’en vue des labeurs de Fartov et Belcher inachevés inachevés on ne sait pourquoi de Testu et Conard inachevés inachevés il apparaît que l’homme contrairement à l’opinion contraire que l’homme en Bresse de Testu et Conard que l’homme enfin bref que l’homme en bref enfin malgré les progrès de l’alimentation et de l’élimination est en train de maigrir
etc.
(En Attendant Godot, Beckett, fin de l'acte I)
Merci, ana. Ce texte n'est pas facile à comprendre, mais il n'est pas fait pour ça. Dit par un grand acteur, ça doit être formidable, car il peut en profiter pour faire passer des choses fortes, non dépendantes du sens.
La "glossolalie" rentre-t-elle dans le champ sémantique? pas au sens religieux, mais au sens médical?
Quand un jeune mari pas encore marri, bredouillant d'émotion "devant la mairie", improvise (paroles de Jacques Hélian) :
"Je te le le, l'avais lais lais, bien dit li li
Que tu lu lu, serais lais lais, bientôt lo lo, ma femme
Je te le le, l'avais lais lais, bien dit li li
Que tu lu lu, serais lais lais, bientôt lo lo, ma mie..."