« C’est un moment très dur pour moi. Ils
demandent des preuves de vie brusquement et je t’écris mon âme tendue sur ce
papier. Je vais mal physiquement. Je ne me suis pas réalimenté, j’ai l’appétit
bloqué, les cheveux me tombent en grandes quantités.
Je n’ai envie de rien. Je crois que c’est la seule chose de bien, je n’ai envie
de rien car ici, dans cette jungle, l’unique réponse à tout est « non ». Il
vaut mieux donc, n’avoir envie de rien pour demeurer au moins libre de désirs.
Cela fait 3 ans que je demande un dictionnaire encyclopédique pour lire quelque
chose, apprendre quelque chose, maintenir vive la curiosité intellectuelle. Je
continue à espérer qu’au moins par compassion, ils m’en procureront un, mais il
vaut mieux ne pas y penser.
Chaque chose est un miracle, même t’entendre chaque matin car la radio que j’ai
est très vieille et abîmée.
Je veux te demander, Mamita Linda, que tu dises aux enfants qu’ils m’envoient
trois messages hebdomadaires (...). Rien de transcendant si ce n’est ce qui
leur viendra à l’esprit et ce qu’ils auront envie d’écrire (…). Je n’ai besoin
de rien de plus mais j’ai besoin d’être en contact avec eux. C’est l’unique
information vitale, transcendante, indispensable, le reste ne m’importe
plus(…).
Comme je te disais, la vie ici n’est pas la vie, c’est un gaspillage lugubre de
temps. Je vis ou survis dans un hamac tendu entre deux piquets, recouvert d’une
moustiquaire et avec une tente au dessus, qui fait office de toit et me permet
de penser que j’ai une maison.
J’ai une tablette où je mets mes affaires, c’est-à-dire mon sac à dos avec mes
vêtements et la Bible qui est mon unique luxe. Tout est prêt pour que je parte
en courant. Ici rien n’est à soi, rien ne dure, l’incertitude et la précarité
sont l’unique constante. A chaque instant, ils peuvent donner l’ordre de tout
ranger [pour partir] et chacun doit dormir dans n’importe quel renfoncement,
étendu n’importe où, comme n’importe quel animal (…). Mes mains suent et j’ai
l’esprit embrumé, je finis par faire les choses deux fois plus doucement qu’à
la normale. Les marches sont un calvaire car mon équipement est très lourd et
je ne le supporte pas. Mais tout est stressant, je perds mes affaires ou ils me
le prennent, comme le jeans que Mélanie m’avait offert pour Noël, que je
portais quand ils m’ont pris. L’unique chose que j’ai pu garder est la veste,
cela a été une bénédiction, car les nuits sont gelées et je n’ai eu rien de
plus pour me couvrir.
Avant, je profitais de chaque bain dans le fleuve. Comme je suis la seule femme
du groupe, je dois y aller presque totalement vêtue : short, chemise, bottes.
Avant j’aimais nager dans le fleuve mais maintenant je n’ai même plus le
souffle pour. Je suis faible, je ressemble à un chat face à l’eau. Moi qui
aimais tant l’eau, je ne me reconnais pas. (…) Mais depuis qu’ils ont séparé
les groupes, je n’ai pas eu l’intérêt ni l’énergie de faire quoi que ce soit.
Je fais un peu d’étirements car le stress me bloque le cou et cela me fait très
mal.
Avec les exercices d’étirement, le split et autres, je parviens à détendre un
peu mon cou. (...) Je fais en sorte de rester silencieuse, je parle le moins
possible pour éviter les problèmes. La présence d’une femme au milieu de tant
de prisonniers masculins qui sont dans cette situation depuis 8 à 10 ans, est
un problème (…). Lors des inspections, ils nous privent de ce que nous
chérissons le plus. Une lettre de toi qui m’était arrivée, m’a été prise après
la dernière preuve de survie, en 2003. Les dessins d’Anastasia et Stanislas
[neveux d’Ingrid], les photos de Mélanie et Lorenzo, le scapulaire de mon papa,
un programme de gouvernement en 190 points, ils m’ont tout pris. Chaque jour,
il me reste moins de moi-même. Certains détails t’ont été racontés par Pinchao.
Tout est dur.
Il est important que je dédie ces lignes à ces êtres qui sont mon oxygène, ma
vie. A ceux qui me maintiennent la tête hors de l’eau, qui ne me laissent pas
couler dans l’oubli, le néant et le désespoir. Ce sont toi, mes enfants, Astrid
et mes petits garçons, Fab [Fabrice Delloye], Tata Nancy et Juanqui [Juan
Carlos, son mari].
Chaque jour, je suis en communication avec Dieu, Jésus et la Vierge (...). Ici,
tout a deux visages, la joie vient puis la douleur. La joie est triste. L’amour
apaise et ouvre de nouvelles blessures... c’est vivre et mourir à nouveau.
Pendant des années, je n’ai pas pu penser aux enfants et la douleur de la mort
de mon papa accaparait toute la capacité de résistance. Je pleurais en pensant
à eux, je me sentais asphyxiée, sans pouvoir respirer. En moi, je me disais : «
Fab est là, il veille à tout, il ne faut pas y penser ni même penser ». Je suis
presque devenue folle avec la mort de mon papa. Je n’ai jamais su comme cela
s’est passé, qui était là, s’il m’a laissé un message, une lettre, une
bénédiction. Mais ce qui a soulagé mon tourment, a été de pensé qu’il est parti
confiant en Dieu et que là-bas, je le retrouvera pour le prendre dans mes bras.
Je suis certaine de cela. Te sentir a été ma force. Je n’ai pas vu de messages
jusqu’à ce qu’il me mette dans le groupe de [l’otage] Lucho, Luis Eladio Pérez,
le 22 août 2003. Nous avons été de très bons amis, nous avons été séparés en
août. Mais durant ce temps, il a été mon soutien, mon écuyer, mon frère
(…).
J’ai en mémoire l’âge de chacun de mes enfants. A chaque anniversaire, je leur
chante le « Happy Birthday ». Je demande à ce qu’ils me laissent faire une
gâteau. Mais depuis trois ans, à chaque fois que je le demande, la réponse est
non. Ca m’est égal, s’ils amènent un biscuit ou une soupe quelconque de riz et
de haricot, ce qui est habituel, je me figure que c’est un gâteau et je leur
célèbre dans mon cœur, leur anniversaire.
A ma Melelinga [Mélanie], mon soleil de printemps, ma princesse de la
constellation du cygne, à elle que j’aime tant, je veux te dire que je suis la
maman la plus fière de cette terre (…). Et si je devais mourir aujourd’hui, je
partirais satisfaite de la vie, en remerciant Dieu pour mes enfants. Je suis
heureuse pour ton master à New York. C’est exactement ce que je t’aurais
conseillé. Mais attention, il est très important que tu fasses ton DOCTORAT.
Dans le monde actuel, même pour respirer, il faut des lettres de soutien (...).
Je ne vais pas même me fatiguer à insister auprès de Loli [Lorenzo] et Méla
qu’ils n’abandonnent pas avant d’avoir leur doctorat. J’aimerais que Méla me le
promette. (...) Mélanie, je t’ai toujours dit que tu étais la meilleure, bien
meilleure que moi, une sorte de meilleure version de ce que j’aurais voulu
être. C’est pourquoi, avec l’expérience que j’ai accumulé dans ma vie et dans
la perspective que donne le monde vu à distance, je te demande, mon amour, que
tu te prépares à arriver au sommet.
A mon Lorenzo, mon Loli Pop, mon ange de lumière, mon roi des eaux bleues, mon
chief musician qui me chante et m’enchante, au maître de mon coeur, je veux
dire que depuis qu’il est né jusqu’à aujourd’hui, il a été ma source de joies.
Tout ce qui vient de lui est du baume pour mon coeur, tout me réconforte, tout
m’apaise, tout me donne plaisir et placidité (...). J’ai enfin pu entendre sa
voix, plusieurs fois cette année. J’en ai tremblé d’émotion. C’est mon Loli, la
voix de mon enfant, mais il y a déjà un autre homme sur cette voix d’enfant. Un
enrouement d’homme-homme, comme celle de mon papa (…). L’autre jour, j’ai
découpé une photo dans un journal arrivé par hasard. C’est une propagande pour
un parfum de Carolina Herrera « 212 Sexy men ». On y voit un jeune homme et je
me suis dit : mon Lorenzo doit être comme ça. Et je l’ai gardé.
La vie est devant eux, qu’ils cherchent à arriver le plus haut. Etudier est
grandir : non seulement par ce qu’on apprend intellectuellement, mais aussi par
l’expérience humaine, les proches qui alimentent émotionnellement pour avoir
chaque jour un plus grand contrôle sur soi, et spirituellement pour modeler un
plus grand caractère de service d’autrui, où l’ego se réduit à su plus minime
expression et où on grandit en humilité et force morale. L’un va avec l’autre.
C’est cela vivre, grandir pour servir (…).
A mon Sébastien [fils du premier mariage de Fabrice Delloye], mon petit prince
des voyages astraux et ancestraux. J’ai tant à te dire ! Premièrement, que je
ne veux pas partir de ce monde sans qu’il n’ait la connaissance, la certitude
et la confirmation que ce ne sont pas deux, mais trois enfants d’âme, que j’ai
(…). Mais avec lui, je devrais dénouer des années de silence qui me pèsent trop
depuis la prise d’otage. J’ai décidé que ma couleur favorite était le bleu de
ses yeux (…). Si je venais à ne pas sortir d’ici, je te l’écris pour que tu le
gardes dans ton âme, mon Babon adoré, et pour que tu comprennes, ce que j’ai
compris quand ton frère et ta sœur sont nés : je t’ai toujours aimé comme le
fils que tu es et que Dieu m’a donné. Le reste ne sont que des
formalités.
(…) Je sais que Fab a beaucoup souffert à cause de moi. Mais que sa souffrance
soit soulagée en sachant qu’il a été la source de paix pour moi. (…) Dis à Fab
que sur lui, je m’appuie, sur ses épaules, je pleure, qu’il est mon soutien
pour continuer à sourire de tristesse, que son amour me rend forte. Parce qu’il
fait face aux nécessités de mes enfants, je peux cesser de respirer sans que la
vie ne me fasse tant mal. (…)
A mon Astrica, tant de choses que je ne sais par où commencer. Tout d’abord,
lui dire que « sa feuille de vie » m’a sauvé pendant la première année de prise
d’otage, pendant l’année de deuil de mon papa (…). J’ai besoin de parler avec
elle de tous ces moments, de la prendre dans mes bras et de pleurer jusqu’à ce
que se tarisse le puits de larmes que j’ai dans mon cœur. Dans tout ce que je
fais dans la journée, elle est en référence. Je pense toujours, « ça, je le
faisais avec Astrid quand nous étions enfants » ou « ça, Astrid le faisait
mieux que moi ». (…) Je l’ai entendu plusieurs fois à la radio. Je ressens
beaucoup d’admiration pour son expression impeccable, pour la qualité de sa
réflexion, pour la domination de ses émotions, pour l’élégance de ses
sentiments. Je l’entends et je pense « Je veux être comme ça » (…). Je
m’imagine comment vont Anastasia et Stanis. Combien cela m’a fait mal qu’ils me
prennent leurs dessins. Le poème d’Anastasia disait « par un tour du sort, par
un tour de magie ou par un tour de Dieu, en trois années ou trois jours, tu
seras de retour parmi nous ». Le dessin de Stanis était un sauvetage en
hélicoptère, moi endormie et lui en sauveur.
Mamita, il y a tant de personnes que je veux remercier de se souvenir de nous,
de ne pas nous avoir abandonné. Pendant longtemps, nous avons été comme les
lépreux qui enlaidissaient le bal. Nous, les séquestrés, ne sommes pas une
thème « politiquement correct », cela sonne mieux de dire qu’il faut être fort
face à la guérilla même s’il faut sacrifier des vies humaines. Face à cela, le
silence. Seul le temps peut ouvrir les consciences et élever les esprits. Je
pense à la grandeur des Etats-Unis, par exemple. Cette grandeur n’est pas le
fruit de la richesse en terres, matières premières, etc, mais plutôt le fruit
de la grandeur d’âme des leaders qui ont modelé la Nation. Quand Lincoln a
défendu le droit à la vie et à la liberté des esclaves noirs en Amérique, il a
aussi affronté beaucoup de Floridas et Praderas [municipalités demandées par
les FARC pour la zone démilitarisée]. Beaucoup d’intérêts économiques et
politiques qui considéraient être supérieurs à la vie et à la liberté d’une
poignée de noirs. Mais Lincoln a gagné et il reste imprimé sur le collectif de
cette nation, la priorité de la vie de l’être humain sur quelque autre type
d’intérêt.
En Colombie, nous devons encore penser à notre origine, à qui nous sommes et où
nous voulons aller. Moi, j’aspire à ce qu’un jour, nous ayons la soif de
grandeur qui fait surgir les peuples du néant pour atteindre le soleil. Quand
nous ne serons inconditionnels face à la défense de la vie et de la liberté des
nôtres, c’est-à-dire, quand nous serons moins individualistes et plus
solidaires, moins indifférents et plus engagés, moins intolérants et plus
compatissants. Alors, ce jour-là, nous serons la grande nation que nous voulons
tous être. Cette grandeur est là endormie dans les cœurs. Mais les cœurs se
sont endurcis et pèsent tant qu’ils ne nous permettent pas des sentiments
élevés.
Mais il y a beaucoup de personnes que je voudrais remercier car ils ont
contribué à réveiller les esprits et à faire grandir la Colombie. Je ne peux
pas tous les mentionner [elle cite alors l’ex président Lopez et « en général,
tous les ex présidents libéraux », Hernan Echevarria, les familles des députés
du Valle, Monseigneur Castro et le Père Echeverri].
Mamita, hélas, ils viennent demander les lettres. Je ne vais pas pouvoir écrire
tout ce que je veux. A Piedad et à Chavez, toute, toute mon affection et mon
admiration. Nos vies sont là, dans leur cœur, que je sais grand et valeureux.
[elle dédie alors un paragraphe de remerciements à Chavez, Alvaro Leyva, Lucho
Garzon [ancien maire de Bogota] et Gustavo Petro, puis mentionne des
journalistes]. Mon cœur appartient aussi à la France (…). Quand la nuit était
la plus obscure, la France a été le phare. Quand il était mal vu de demander
notre liberté, la France ne s’est pas tue. Quand ils ont accusé nos familles de
faire du mal à la Colombie, la France les a soutenu et consolé.
Je ne pourrais pas croire qu’il est possible de se libérer un jour d’ici, si je
ne connaissais pas l’histoire de la France et de son peuple. J’ai demandé à
Dieu qu’il me recouvre de la même force que celle avec laquelle la France a su
supporter l’adversité, pour me sentir plus digne d’être comptée parmi ses
enfants. J’aime la France de toute mon âme, les voix de mon être cherchent à se
nourrir des composants de son caractère national, elle qui cherche toujours à
se guider par principes et non par intérêts. J’aime la France avec mon cœur,
car j’admire la capacité de mobilisation d’un peuple qui, comme disait Camus,
sait que vivre, c’est s’engager. (…) Toutes ces années ont été terribles mais
je ne crois pas que je pourrais être encore vivante sans l’engagement qu’ils
nous ont apporté à nous tous qui ici, vivons comme des morts. (...) Je sais que
ce que nous vivons est plein d’inconnues, mais l’histoire a ses temps propres
de maturation et le président Sarkozy est sur le Méridien de l’Histoire. Avec
le président Chavez, le président Bush et la solidarité de tout le continent,
nous pourrions assister à un miracle.
Durant plusieurs années, j’ai pensé que tant que j’étais vivante, tant que je
continuerai à respirer, je dois continuer à héberger l’espoir. Je n’ai plus les
mêmes forces, cela m’est très difficile de continuer à croire, mais je voudrais
qu’ils ressentent que ce qu’ils ont faire pour nous, fait la différence. Nous
nous sommes sentis des êtres humains (...).
Mamita, j’aurais plus de choses à dire. T’expliquer que cela fait longtemps que
je n’ai pas de nouvelles de Clara et de son bébé (…). Bon, Mamita, que Dieu
nous vienne en aide, nous guide, nous donne la patience et nous recouvre. Pour
toujours et à jamais.
Propos sélectionnés et traduits par le
Comité de soutien à Ingrid
Betancourt.
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